« Contre l’hégémonie culturelle des droites dures, menons une bataille politique et budgétaire »

Le 24 juin 2025, au Casino de Paris s’est tenu un « Sommet des Libertés » qui a suscité un vif intérêt bien au-delà des cercles qui y étaient conviés. C’est que sur scène, Jordan Bardella, Eric Ciotti, Sarah Knafo et Marion Maréchal Le Pen donnaient à ce raout des allures de meeting politique. Si le Casino de Paris est la propriété de Vincent Bolloré, l’homme derrière l’organisation de ce « sommet » est Pierre-Edouard Stérin, déjà sponsor depuis 2021 des touts aussi mal nommées « Nuits du Bien commun ». Via son fonds « d’intelligence politique » Périclès, doté de 150 millions d’euros, le milliardaire exilé fiscal en Belgique s’emploie à financer les candidats d’extrême droite. Son projet politique tient dans l’acronyme « Périclès » : Patriotes, Enracinés, Résistants, Identitaires, Chrétiens, Libéraux, Européens, Souverainistes.
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Au « Sommet de la Liberté », cependant, il est moins question de projet que d’« ennemis intérieurs » de la France : l’Etat, sa « guillotine fiscale » et ses agences, les syndicats, « ceux qui nous détestent » et qu’il faudrait soumettre à la « remigration », en un mot tous ces « wokistes » qui auraient remporté la bataille pour l’hégémonie culturelle. La faute à cette « gauche » qui aurait, selon eux, noyauté la société française par le biais des partis politiques de gauche comme de droite, les « élites intellectuelles », les institutions culturelles, l’école publique, l’université ou encore les réseaux associatifs. Et puisqu’elle est partout, il n’y a plus de sens à parler de « culture de gauche » ou d’« Etat de gauche » : c’est la culture tout court qu’il faut combattre, ainsi que l’Etat qui en serait l’agent de propagande.
Première tactique : pour contrôler les idées, il faut prendre le contrôle de leurs supports de diffusion. Le rachat des groupes médias et d’édition en est une étape clef, suivie, en général, d’un réalignement idéologique plus ou moins brutal, plus ou moins uniforme.
Deuxième stratégie : s’approprier le langage et les symboles appartenant à notre héritage commun. « Bien commun, liberté d’expression, vérité », mais aussi de Gaulle, Dreyfus, Jaurès, que l’extrême droite n’hésite pas à convoquer dans les discours avec une perverse jubilation : peu leur importe que chacune de ces grandes personnalités de l’histoire eût combattu ses ancêtres jusqu’à leur dernier souffle. Le concept même d’hégémonie culturelle, développé par l’intellectuel marxiste italien Antonio Gramsci dans les années 1920, est depuis les années 1980 revendiqué par la droite et l’extrême droite : Marion Maréchal, qui cite abondamment Gramsci dans ses discours, n’est que l’une des dernières d’une longue série. Comme les nazis, d’après la thèse classique de Johann Chapoutot, avaient détourné l’héritage de l’Antiquité aux fins de propagande, comme ils ont par la suite aliéné l’épithète « socialiste » pour mieux en déposséder la gauche, l’extrême droite s’en va piller les principes républicains pour mieux les vider de leur substance.
Mais c’est la troisième arme qui devrait nous inquiéter le plus – l’arme budgétaire. Si, au « Sommet des Libertés », il est autant question de « couper les vivres » à l’Etat « obèse », si les « Nuits du Bien commun » lancées sous l’égide de Stérin servent d’abord à financer des associations ultra-conservatrices proposant un « contre-modèle », il n’y a à cela nul hasard. Bien sûr, les finances publiques sont plus rassembleuses et moins scandaleuses que l’invocation de l’héritage de Maurras. Mais l’enjeu est ailleurs : 150 millions d’euros d’économies en 2025, 200 millions en 2026 : au regard des 44 milliards d’économies proposées par le gouvernement Bayrou, ce sont littéralement des kopeks. L’arme budgétaire a en fait une visée politique : acculer la culture publique pour l’étouffer peu à peu. Cela fait cinquante ans que les libéraux utilisent cette arme pour tuer les services publics qui, pour des raisons politiques ou idéologiques, leur sont devenus indésirables.
Observons leur rhétorique. Puisque la culture porte une vision du monde engagée – forcément de gauche –, pourquoi serait-ce au contribuable de payer ? Les régions aux mains de la droite et de l’extrême droite n’ont pas manqué d’y aller de main forte, fustigeant au passage l’« idéologie militante » des acteurs de la culture. Plus adroits, cependant, que les diatribes de Christelle Morançais (présidente Horizons du Conseil régional des Pays de la Loire qui a réduit le budget alloué à la culture de 73 %) contre « les associations très politisées, qui vivent d’argent public », le discours de son conseiller Alexandre Thébault (LR) : réfutant toute décision idéologique, il puise dans le lexique de la responsabilité économique d’un bon père de famille.
Femmes engagées en politique et actrices de la culture, nous ne savons que trop bien combien la guerre culturelle menée par Poutine (en Russie) et Milei (en Argentine) dans les pays où nous sommes respectivement nées a été fondatrice pour le démantèlement de leurs structures démocratiques. Pour démanteler les politiques culturelles, l’extrême droite n’a pas besoin d’être aux commandes ; le gouvernement dit « de centre » s’en charge très bien. Faire passer des choix politiques pour des techniques de bonne gestion ; recouvrir l’idéologie du vernis de l’efficacité économique ; imposer les idées conservatrices sous couvert de « neutralité » : c’est là que pourrait se nouer la possible – et délétère – alliance entre les droites et le centre. Nous ne pouvons nous résoudre à voir la France glisser à son tour sur cette pente et appelons tous ceux qui sont en responsabilité à renouer avec un esprit de combat.
Le nerf de cette guerre, c’est la résistance culturelle tout autant que budgétaire. L’exception culturelle que le monde entier nous envie doit autant à Mitterrand et à Lang qu’à de Gaulle et à Malraux. Lorsque le second, auquel le premier avait confié les Affaires culturelles, inaugurait le ministère du même nom, il entendait protéger l’art et la pensée de la pure logique marchande.
Ce combat n’est pas qu’une affaire de gauche, mais un défi pour la droite républicaine et le centre. Si nous voulons préserver notre démocratie, la culture doit redevenir une cause commune, et pas des moindres. Avant même de penser aux échéances électorales, les politiques culturelles doivent être remises immédiatement au centre des négociations budgétaires. Si aucun accord n’est trouvé, voilà une raison supplémentaire pour censurer un gouvernement qui aurait reculé face à la guerre culturelle désormais menée ouvertement par les droites conservatrices.
BIOS EXPRESS
Diana Filippova est romancière et essayiste, ancienne conseillère d’Anne Hidalgo. Paula Forteza est ancienne députée et fondatrice d’Artivistas, galerie d’art engagée d’Amérique latine
Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.
Le Nouvel Observateur