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À Maiduguri, au Nigeria, toute l’économie locale pâtit du gel de l’aide humanitaire

À Maiduguri, au Nigeria, toute l’économie locale pâtit du gel de l’aide humanitaire

À Maiduguri, au Nigeria, les coupes budgétaires de l’aide internationale et, plus tragique encore, la suspension immédiate des actions humanitaires décidée par les États-Unis ne touchent pas seulement les programmes d’aide au développement. Les économies locales qui soutiennent ces efforts sont elles aussi frappées de plein fouet. La ville de Maiduguri, dans le nord-est du Nigeria, en est l’exemple parfait.

Depuis une décennie, elle sert de centre opérationnel d’où l’aide humanitaire peut se déployer. Les premiers bénéficiaires sont notamment les victimes du soulèvement rural orchestré par le groupe djihadiste Boko Haram, qui a forcé presque deux millions de personnes à prendre la route de l’exode et qui a plongé des millions d’autres encore dans la misère.

Un secteur des services florissant – des taxis aux entreprises de sécurité en passant par les importateurs – satisfait les besoins de plus de 280 agences humanitaires dépendantes des Nations unies ou d’ONG. Résultat de politiques publiques qui donnent la priorité aux candidats issus de la région lors des recrutements dans l’humanitaire, une classe de diplômés bien rémunérés dépendante du secteur a vu le jour, léger antidote face au chômage de masse que connaît le pays entier.

Maiduguri, autrefois utilisée comme base par Boko Haram, a depuis fait peau neuve. Les nouveaux hôtels, les rues embouteillées par le trafic, la construction de logements, tout prouve que ses habitants mènent une vie désormais plus sûre, dans une économie qui a largement profité de l’arrivée des travailleurs et des programmes humanitaires.

“La croissance des huit, neuf dernières années, l’animation des marchés, les volumes de marchandises importées, tout cela provient largement de notre secteur”, explique un responsable humanitaire, qui demande à garder l’anonymat afin de pouvoir s’exprimer en toute liberté. “Sans cela, l’économie aurait connu la même stagnation que les autres villes du Nord [bien moins dynamiques que le reste du pays].”

Des capitaux importants ont effectivement été engagés : les Nations unies ont lancé un appel en janvier pour investir 910 millions de dollars [809 millions d’euros] afin d’aider les 3,6 millions de personnes en situation d’urgence absolue dans le Nord-Est, sur les 7,8 millions de personnes vulnérables. Entre 2021 et 2024, les fonds humanitaires requis ont dépassé les 3,4 milliards de dollars [3 milliards d’euros] même si, dans les faits, les donations n’ont pas atteint ce seuil.

L’agence américaine pour le développement international (USAID) jouait un rôle clé : en plus des principales institutions planétaires comme l’OMS et le Programme alimentaire mondial, elle finançait également de nombreux projets locaux qui mettent l’accent sur la santé et l’alimentation. Le brusque arrêt de ses activités au début de l’année a balayé ces initiatives et frappé les populations les plus vulnérables de plein fouet. Mais avec ces mesures, c’est aussi la vie des employés licenciés qui a été chamboulée.

Daniel Hassan, 32 ans, était auparavant chef de projet pour l’association Supertouch Kindness Foundation (SKF), ONG financée par l’USAID qui vient en aide aux personnes en situation de handicap. Son brusque licenciement en février a torpillé ses perspectives de carrière ainsi que les revenus de sa famille. Malgré sa licence obtenue en 2017, il a eu, pendant plusieurs années, beaucoup de mal à trouver un emploi à plein temps. Obtenir un poste chez SKF a “changé sa vie”, explique-t-il.

“Tout a changé : nos revenus, notre statut social et même les repas que la famille pouvait s’offrir.”

Hassan gagnait 380 000 nairas [211 euros] par mois, soit cinq fois le salaire minimum. “J’ai pu régler beaucoup de factures et de dettes”, raconte-t-il, mais perdre ses revenus a été “un vrai bouleversement psychologique”, d’autant que sa famille se reposait exclusivement sur lui.

Les coupes budgétaires ont secoué toute l’économie de Maiduguri, avec, en première ligne, les commerces qui avaient fleuri pour répondre à la demande naissante de cette classe d’employés mieux payés. Today’s Super Store en est un parfait exemple : d’abord une petite épicerie dans les années 2010, l’enseigne est devenue une chaîne de supermarchés de premier plan qui attire les travailleurs expatriés. Aujourd’hui, elle est à l’agonie. “Quoi qu’il arrive, la contribution massive des ONG ne sera pas oubliée”, explique Mohammed Suraj, le directeur de l’enseigne. “Notre succès s’est aussi construit grâce à elles.”

En dépit des difficultés économiques du pays et des coupures de courant prolongées, Today’s Super Store a enregistré, entre 2019 et 2022, des profits annuels allant de 744 000 à 864 000 dollars [661 000 à 768 000 euros], rappelle-t-il. Ils ont cependant pris du plomb dans l’aile en 2024 : alors que d’autres catastrophes humanitaires ont éclaté ailleurs dans le monde, l’aide envoyée au Nigeria a commencé à réduire la voilure. La situation est cependant devenue critique en février, lorsque les coupes drastiques de l’USAID sont entrées en vigueur. “Auparavant, je recevais 15 e-mails et presque 50 coups de fil par jour [de traiteurs et autres commerçants en affaires avec les ONG]. Aujourd’hui, presque plus personne ne nous sollicite”, déplore Mohammed Suraj.

Le marché immobilier n’est d’ailleurs pas épargné par le marasme. La demande suscitée par l’installation des ONG a fait grimper le prix des locations et les propriétaires ont donné la priorité aux nouveaux arrivants qui pouvaient payer en devises étrangères. Conséquence directe, de nombreux locaux n’ont pas pu suivre la hausse des prix. Pendant près d’une décennie, Mohammad Musa a loué son terrain à une ONG internationale qui y a construit des bureaux. Le bail s’est terminé en février et “les conséquences se font déjà sentir dans le portefeuille”, dit-il. En plus de la perte de revenus, il ne trouve personne à qui louer les bureaux vu la faiblesse de la demande locale pour ce genre d’installations.

L’année dernière, l’État de Borno [dont Maiduguri est la capitale] a collecté l’équivalent de 18 millions de dollars [16 millions d’euros] de revenus, soit un record qui dépassait l’objectif de 46 %. Ces rentrées d’argent sont désormais en danger, tout comme le niveau de services que l’État sera en mesure de fournir à ses citoyens. “En tant qu’institution chargée de collecter les revenus de l’État, nous sommes conscients de la perte que représente le départ des ONG, internationales comme locales”, déplore Ardo Buba, secrétaire général de la Direction générale des finances de l’État de Borno (Bo-IRS), chargée de collecter taxes et impôts.

Le licenciement d’employés va drastiquement réduire les cotisations salariales perçues, explique-t-il. Le gouvernement pouvait de plus compter sur différentes taxes : 10 % sur les locations de bureaux et de logements, et 5 à 10 % sur les honoraires des ONG et leurs coûts d’approvisionnement.

Malgré ces revenus, le gouvernement a toujours eu une relation schizophrénique avec les acteurs de l’humanitaire. Le gouverneur Babagana Zulum a vertement tancé le secteur, qui selon lui nourrit une certaine dépendance et engraisse des organismes “qui ne rendent pas de comptes”. “L’aide humanitaire se réduit à peau de chagrin et Zulum va enfin obtenir ce qu’il appelait de ses vœux”, analyse notre source anonyme. “Il n’y aura plus personne contre qui sévir, mais malheureusement, les plus durement touchés seront justement ceux que nous aidions.”

Avant que n’émerge Boko Haram, l’État de Borno était un poumon économique à l’échelle régionale, et ses marchés, de bétail notamment, attiraient les commerçants des pays voisins, comme le Tchad, le Niger et le Cameroun. C’est par là que transitaient plusieurs milliards de dollars de poissons fumés pêchés dans le lac Tchad, direction le sud du pays.

Pour compenser les pertes d’emplois et de revenus du secteur humanitaire, Abdulaziz Mala, chercheur spécialisé sur la région du lac Tchad, pense que l’État devrait redynamiser son agriculture et privilégier les circuits commerciaux de proximité. Cette stratégie est soutenue à la fois par les autres pays qui jouxtent le lac, par l’Union africaine et par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). “Maintenant que les restrictions à la circulation sont levées sur les principales routes, de nombreux marchés [ruraux] sont actifs. Donc, si le gouvernement parvient à maintenir la paix dans ces régions, elles participeront à stabiliser l’économie nationale.”

La bataille est toutefois loin d’être gagnée : Boko Haram – ou plus précisément la plus puissante de ses branches, l’État islamique en Afrique de l’Ouest – est de nouveau sur le pied de guerre. Des attaques répétées contre des installations militaires ont eu lieu et les assassinats se multiplient contre les personnes qui, après avoir vécu dans des camps de réfugiés à Maiduguri, reviennent sur la terre de leurs ancêtres.

Le mois dernier, Zulum a tiré la sonnette d’alarme : attaques et enlèvements ont lieu “presque chaque jour” et les autorités “perdent du terrain”. Cette semaine [du 1er mai], le commandement militaire du nord-est a été remplacé par Abuja, qui s’inquiète de la dégradation du climat sécuritaire. La crainte, c’est que Boko Haram et l’État islamique continuent d’avancer et plongent le nord-est du pays dans la même instabilité qu’une décennie plus tôt, provoquant ainsi un exode rural massif et une insécurité alimentaire aggravée. Et cette fois-ci, au vu de l’amoindrissement du secteur humanitaire et de l’appauvrissement des comptes publics, la réponse à la catastrophe humaine serait encore moins efficace qu’avant.

Courrier International

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