Au Royaume-Uni, sur les traces des voleurs de haute gastronomie

Chris Swales, 54 ans, producteur de saumon fumé, allure assurée et barbe de trois jours, se tient en ce jour d’octobre 2024 à l’entrée d’un site industriel de l’est de Londres, à examiner des conteneurs. Aux alentours, des ados qui traînent, des voitures en sale état, des molosses, et des passants qui tous semblent posséder plus d’un téléphone. Drôle d’endroit pour livrer neuf palettes de poisson surgelé, se dit-il. Mais Chris Swales a vérifié l’adresse que lui a dictée le coursier : c’est bien ici.
Il y a quelques mois encore, Swales n’aurait jamais imaginé s’aventurer du côté du quartier de Walthamstow sur la piste de 37 000 livres [44 000 euros] de saumon disparu. Tout a commencé en août, avec un courrier électronique sous l’objet “Collaboration”, reçu d’un certain Patrick Moulin, qui se présente comme acheteur pour la chaîne française de supermarchés Match. Moulin est à la recherche d’un fournisseur régulier de saumon fumé, et c’est en ce sens qu’il sollicite la société de Chris Swales, Chapel and Swan Smokehouse, sise à Exning, dans le Suffolk [côte est de l’Angleterre].
Il s’agit de grosses commandes. Pas pharaoniques, certes, mais, pour les honorer, Swales doit réorganiser tout le planning de production de son équipe de 10 personnes. Les semaines suivantes, tous travaillent “d’arrache-pied” pour produire les plaques de poisson fumé, les surgeler et les stocker dans un entrepôt, jusqu’à préparation de la commande complète. Peu après, Chris Swales reçoit la notification de retrait des marchandises, et les documents nécessaires signés.
Deux semaines plus tard, le chef de l’entreprise n’a toujours pas reçu le paiement. Il relance son client, mais quand Moulin demande de différer le paiement à la réception d’une deuxième commande de saumon fumé (d’un montant supplémentaire de 55 000 livres), Swales met le holà. “Il était hors de question que j’accepte ça.” Et à partir de là, plus de nouvelles.
Patrick Moulin est passé aux abonnés absents. Swales appelle donc directement le siège de Match, pour être mis en relation avec l’acheteur. Ah mais nous n’avons personne du nom de Moulin, s’entend-il répondre par son interlocutrice.
“J’étais furieux de m’être fait avoir, raconte Chris Swales. Et puis tout un tas d’histoires similaires ont commencé à sortir… ”
Fin octobre 2024, en effet, on apprenait que la Neal’s Yard Dairy, l’un des fournisseurs de fromages artisanaux les plus réputés du Royaume-Uni, avait été victime d’une escroquerie de grande envergure. Un acheteur frauduleux, se faisant passer, un peu comme “Patrick Moulin”, pour le représentant d’un poids lourd de la distribution en France, lui avait commandé 22 tonnes de cheddar primé. Ce sont 950 meules de fromage à croûte toilée, des cheddars Hafod, Westcombe et Pitchfork, d’une valeur totale de 300 000 livres [355 000 euros], qui sont ainsi livrées dans un entrepôt londonien. Et quand la fromagerie Neal’s Yard comprend que l’acheteur n’est pas celui qu’il prétendait, il est trop tard.
L’affaire des cheddars volés fait grand bruit, un peu partout dans le monde.
C’est qu’un tel délit a de quoi frapper l’imagination. L’affaire suscite l’indignation (un sympathique commerce indépendant roulé dans la farine), mais elle a de quoi amuser aussi (c’est un scénario digne de Wallace et Gromit).
Le vol de nourriture est souvent jugé véniel, mais en l’occurrence l’ampleur du larcin change tout. Alors même que le vol à l’étalage atteint des niveaux inédits depuis vingt ans, des criminels bien organisés prennent pour cible des cargaisons entières de mets fins – et réaffirment du même coup la valeur de marchandises trop souvent prises de haut. Ces malfaiteurs sont de fins connaisseurs à la fois du secteur de l’alimentation et des produits eux-mêmes, et ils ont manifestement les moyens d’écouler leur butin au marché noir, par des filières qui passent sous les radars.
Selon un rapport du British Standards Institute, l’organisme national de normalisation, l’alimentation est le type de matière première “le plus exposé au risque de vol dans les chaînes logistiques mondiales”, et les méfaits son
Courrier International