« Dans certains secteurs, le protectionnisme est indispensable » estime l’économiste David Cayla

Le protectionnisme peut-il être de gauche ?
Le protectionnisme est une politique commerciale et peut donc, à ce titre, être « de gauche ou de droite », mais je n’aime pas trop ces termes. Pour moi, la question est surtout de savoir quelle foi on accorde au marché. Disons pour résumer qu’il existe trois systèmes commerciaux différents. Le libre-échange, qui repose par définition sur une absence de régulation et la disparition des frontières commerciales. Le protectionnisme, qui vise à réguler les échanges, soit en taxant, soit en contingentant (c’est-à-dire en limitant les volumes de ce qui entre et sort). Et enfin, l’autarcie, dont l’objectif est de se couper le plus possible du monde extérieur en devenant autosuffisant. C’est ce que promouvait par exemple l’Allemagne nazie ou l’Italie fasciste, mais cela s’accompagnait d’une politique de conquête territoriale. En pratique, aucune société n’a jamais vraiment été autosuffisante : même quand on examine le contenu des tombes des sociétés paléolithiques, on voit des objets qui parcouraient des centaines de kilomètres !
À quoi sert une politique protectionniste ?
Dans sa version mercantiliste, elle peut avoir pour but d’améliorer sa balance commerciale ou d’augmenter ses exportations. C’est une stratégie qui a été utilisée par la Corée du Sud ou le Japon, aujourd’hui par la Chine, et qui vise à soutenir les exportations à coups de subventions publiques. On peut aussi choisir de mener des politiques protectionnistes sectorielles. Le secteur qui en a le plus bénéficié depuis des années, c’est l’agriculture. En Suisse, par exemple, on fait ce choix car les coûts salariaux y sont tellement élevés que, sans protection, la paysannerie disparaîtrait.
Plus généralement, la Politique agricole commune (PAC) européenne reposait jusque dans les années 1990 sur une logique de prix garantis, selon laquelle les revenus des agriculteurs ne dépendaient pas des fluctuations des prix mondiaux mais de tarifs fixés à l’avance. Cette logique a pris fin il y a trente ans, sous l’impulsion des réformes de la PAC : aujourd’hui, les agricultures vendent leurs denrées au prix du marché, les flux commerciaux sont ouverts, mais en contrepartie, on subventionne les paysans. En gros, cela revient à substituer à une politique protectionniste une politique d’aides sociales.
Il n’empêche que le protectionnisme a longtemps eu mauvaise presse : à quoi attribuez-vous son (relatif) retour en grâce dans le débat public ?
Pendant longtemps, il a été associé au conflit commercial, voire à une certaine forme de nationalisme, la plupart du temps parce qu’il est confondu avec l’autarcie. Mais en France, le libre-échange n’a jamais été très populaire non plus ! J’en veux pour preuve l’hostilité suscitée par des traités comme le Tafta (traité de libre-échange atlantique), par exemple. Il me semble que le retour du protectionnisme dans le débat correspond à une prise de conscience des effets de la désindustrialisation. Dans les années 1980, on nous expliquait que la France devait se spécialiser dans la haute valeur ajoutée et laisser tomber son industrie. Entre les années 1970 et aujourd’hui, la part des emplois industriels dans l’emploi total a chuté, passant de 30 % à environ 12 %.
Mais dans les années 2000, on a commencé à mesurer les effets de la désindustrialisation : creusement du déficit commercial et perte d’indépendance ; hausse des inégalités territoriales entre les métropoles centrées sur les services et les territoires industrialisés ; baisse de la qualité des emplois (un employé dans le secteur des services est souvent moins bien payé qu’un travailleur de l’industrie) ; perte d’influence du syndicalisme… La désindustrialisation a produit des effets sur l’ensemble de la société – comme le disait Karl Marx, c’est toujours l’économie qui détermine le social –, et ces effets sont devenus extrêmement visibles. C’est bien l’angoisse engendrée par la disparition de l’industrie qui a relancé les thèses protectionnistes.
Ce ressort a probablement joué aux États-Unis, où Donald Trump joue sur cette peur, mais sans adosser son protectionnisme à une véritable politique industrielle…
En effet. La politique commerciale est un volet essentiel de toute politique visant à reconstruire une industrie, mais elle ne saurait suffire : les allègements de contraintes environnementales et d’impôts décidés par Donald Trump ne suffisent pas à faire une politique industrielle. Le retour des droits de douane ne va pas faire réapparaître par magie les usines disparues, car il n’est pas dit que cela rendra mécaniquement rentable d’ouvrir une usine sur le sol américain.
Qu’est-ce que serait un protectionnisme vertueux ?
Ce serait un protectionnisme mis en œuvre dans le cadre d’une bonne politique industrielle et d’une bonne politique en général. Un protectionnisme intelligent doit répondre aux forces et aux faiblesses de l’économie européenne et se doter d’un objectif stratégique. Il existe, à mon sens, des secteurs dans lesquels le protectionnisme est indispensable.
Commençons par le numérique. Aujourd’hui, l’Union européenne débourse des centaines de milliards d’euros par an en redevances et en services pour utiliser les logiciels et les plateformes numériques américaines, alors que l’on pourrait avoir des solutions européennes ou gratuites. Par exemple, toutes les universités françaises donnent à leur membre un accès à la suite Microsoft, qui coûte très cher, alors qu’on pourrait très bien travailler sur LibreOffice, pour un coût nul. Même chose pour nos logiciels de visioconférence : aujourd’hui on passe par Zoom ou Microsoft Teams, alors qu’il faudrait développer une société européenne, pourquoi pas sur fonds publics, pour prendre en charge ce genre de services.
Il existe d’autres secteurs prioritaires, que nous devrions protéger. Notre industrie automobile est menacée par les importations chinoises : nous devons à la fois développer des productions d’avenir (voiture électrique) et mettre en place des quotas d’importation ou des droits de douane. Quant à notre agriculture, c’est un drame : nous ne pouvons pas continuer à être à ce point dépendants de produits agricoles venant du Brésil ou d’ailleurs. Il y aurait une préférence locale à instituer, en avantageant par exemple la consommation de produits locaux dans les commandes publiques (écoles, administration…).
Réduire notre dépendance à l’extérieur ne risque-t-il pas de faire flamber la facture pour les ménages ?
Je pense qu’il faut assumer le fait qu’une politique protectionniste entraîne un renchérissement des prix. Le libre-échange choisit de défendre les intérêts des consommateurs face à ceux des producteurs : le protectionnisme rééquilibre les choses. Cela dit, le néolibéralisme nous inculque dès le berceau que toute inflation tue le pouvoir d’achat, ce qui n’est pas vrai économiquement. On a eu une inflation proche de zéro pendant les années 2000, est-ce que les gens étaient pour autant satisfaits de leur pouvoir d’achat ? Non. À l’inverse, dans les années 1960, on avait 5 % d’inflation par an et une augmentation du pouvoir d’achat. Cessons de diaboliser l’inflation. Le pari protectionniste, c’est que la hausse des prix s’accompagnera d’une hausse de l’emploi et des salaires, permettant de compenser le renchérissement.
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