De plus en plus de commerces sont à la peine à Menton: on fait le point sur les difficultés rencontrées par la profession
Alice Rousselot ([email protected])Publié le 23/05/2025 à 14:10, mis à jour le 23/05/2025 à 14:10
Tous les acteurs économiques s’accordent à dire que les pratiques ont changé. Entre Internet et recherche de bons prix.Photo d’illustration C.D.
Quand un commerce ferme définitivement, il n’est pas rare que la grille se baisse en silence. Une petite pancarte apparue il y a près d’un mois sur la vitrine de Jacadi, rue Trenca, visait au contraire à partager un cri du cœur. Et à tenter de sauver ce qui peut (encore) l’être. Pour les autres.
"Six ans déjà, une page se tourne. Les portes se ferment. Merci pour ces belles années, mais cela n’a pas suffi. 2024 a eu raison de nous, les augmentations partout, les promotions à gogo, le manque de trafic sur Menton. Aujourd’hui, être commerçant, ce n’est pas aussi simple qu’avant. C’est une aventure autant financière qu’humaine dont malheureusement on ne ressort pas indemne comme les générations précédentes", pouvait-on y lire dans une belle écriture manuscrite. Assorti d’un constat: "Internet, Vinted et j’en passe font partie des facteurs de notre fermeture."
S’ensuivait une apostrophe à l’attention des Mentonnais: "Prenez le temps de sortir, d’aller dans les commerces, lâchez vos téléphones, poussez la porte des magasins, privilégiez l’humain, le conseil! C’est vous, c’est nous, les acteurs de notre ville pour demain." Signé J. Comme Jacadi. Ou comme Julie. La responsable ne le cache pas: elle est abattue. Après quinze années passées dans le commerce, cette fermeture est douloureuse. Surtout quand tous les efforts ont été vains. "Il y a trop de concurrence. Aujourd’hui, les grosses enseignes vont de promo en promo. Elles ont différents magasins et peuvent absorber si l’un d’entre eux est en difficulté. Pas nous", détaille-t-elle. Rappelant qu’une franchise paye son stock. Aussi le risque pris n’est-il pas le même que pour un affilié.
Mais Julie observe surtout un changement de mentalité. Marqué, notamment, par la recherche du prix le plus bas. "Parfois, les gens prennent en photo et achètent ailleurs…" Marqué, aussi, par l’inconscience que les achats en ligne ont un impact sur la santé économique d’un territoire. "Tout le monde râle en disant il n’y a plus ça, ni ça. Mais si quand on est là, ils ne viennent pas… Moi aussi il m’arrive d’acheter sur Internet mais seulement quand je sais que je ne trouverai pas ce dont j’ai besoin à Menton."
Julie explique avoir fait face à l’incompréhension des gens. Notamment pendant les deux mois de liquidation - très difficiles. "Certains avaient l’impression d’être des habitués mais ils n’achetaient qu’une fois par an. Il y avait des clients qui venaient tous les mois, bien sûr, mais eux aussi ont perdu du pouvoir d’achat. Avant, ils achetaient un look entier, à la fin ils ne prenaient qu’un bas ou un haut", relate la commerçante. Dont le deuxième magasin, lui aussi pour enfants - Les mômes & big - s’apprête également à fermer. Dans ce concept store à la vitrine très soignée, la Mentonnaise voulait proposer quelque chose de différent. Mais là encore, cela n’a pas suffi. "Le multimarque non plus, ce n’est pas simple. On ne fait pas le poids face à des grosses enseignes de jouets: pour Noël, il n’est pas possible de cocher tout ce qu’on veut dans un catalogue…" Présent dans la boutique au moment de la conversation, un fournisseur de jeux en bois opine. Pour lui, les comités d’entreprise ont un rôle à jouer. "La majeure partie du temps, ils font des listes auprès des grands groupes. Mais pourquoi ne se tournent-ils pas vers des petits commerces? On peut donner du sens en faisant tous des efforts."
De telles difficultés ne sont pas l’apanage de Menton, confirme Marc Jasset, élu à la Chambre de commerce et d’industrie."Les commerçants ont de plus en plus un handicap qu’est Internet. Cela devient fou. Pour ceux qui travaillent avec des petites marques, une robe en magasin achetée 25 euros au fournisseur peut en coûter 7 sur un site de vente en ligne. Ils font sauter les intermédiaires. C’est logique de la part du consommateur de chercher moins cher, mais cela crée des situations de plus en plus délicates", souffle-t-il. Même quand un professionnel fait tout pour se moderniser, même quand il s’efforce de recourir aux nouvelles technologies, les obstacles demeurent. "Avant, les commerçants sortaient leur épingle du jeu avec le service. Mais les nouveaux consommateurs s’en fichent…" A ses yeux, la seule solution serait d’augmenter le pouvoir d’achat des Français. Pour, enfin, ne plus avoir à tout compter.
"Il y a quelques années, la solution était la franchise. Elle prenait le risque pour le franchisé. Et lui permettait par exemple de commander un article en trois exemplaires seulement. Mais maintenant, beaucoup d’entre elles ferment, à l’instar de Camaïeu", note Marc Jasset. Ajoutant: "Les franchises elles-mêmes ont un site Internet aujourd’hui. Sauf qu’elles sont rares à rétrocéder une commission quand la livraison se fait en magasin…"
Présidente de l’association des commerçants "Menton sourire", Laure Ippolito constate elle aussi que les achats sont en baisse. "Au sortir du Covid, les gens ont beaucoup dépensé. Cette année, c’est redescendu. Peut-être qu’Internet est en cause. Mais c’est surtout que tout a augmenté." Pour les consommateurs, comme pour les commerçants. Hausse des charges fixes, hausse des loyers, hausse des fonds de commerce…
"Quand des belles boutiques ferment, c’est une perte pour la ville. Cela pèse sur l’attractivité, regrette-t-elle. La question du stationnement a beaucoup été évoquée à notre AG, mais pour moi le problème n’est pas là. Le stationnement gratuit n’existe plus. Et s’il y en a, on constate qu’il n’y a plus de turn-over et c’est aussi gênant. Il faut se poser les bonnes questions." Laure Ippolito, elle, voit deux problèmes à Menton: le manque de variété. Et l’éparpillement. "Il faut du choix, des magasins qui attirent. Mais les grosses enseignes veulent une grande superficie et un minimum de 80.000 habitants", dit-elle pour le premier point.
"L’aménagement des ports, des Sablettes, était une vieille idée. Mais cela s’est fait aux dépens des autres zones. L’aire marchande est trop grande pour une petite ville", commente-t-elle pour le second. Appelant à tout recentrer. Et à rénover la Piétonne. Car d’après elle, les atouts ne manquent pas pour que le commerce reparte. "Dans le Sud, on aime se balader. Cela incite à l’achat. Et ça, Internet ne le remplacera pas."
Quand un commerce ferme, il est rare que le local ne trouve pas repreneur. Photo Jean-François Ottonello.
Du point de vue de la plateforme Initiative Menton Riviera - qui vient en aide aux créateurs d’entreprises dans toute la Carf - la situation est certes plus compliquée depuis le Covid, mais pas au point de s’inquiéter. La présidente, Evelyne Cervini, en veut pour preuve l’apparition de nouveaux commerces. Avec, entre autres, un très bon bilan en 2023.
"On nous demande plus d’administratif - notamment pour le fonds social européen (FSE), observe-t-elle. Mon ressenti, c’est que depuis le Covid les gens ont plus tendance à ouvrir une entreprise et à la fermer rapidement. Avant, c’était plus facile d’accorder des prêts en comité d’agrément. Maintenant, on est plus regardants. Mais il y a toujours autant de dossiers. Beaucoup de gens veulent s’installer à Menton."
Parmi les difficultés repérées, il y a bien sûr les aides versées pendant le Covid à restituer. "Certains avaient déjà mangé leur trésorerie quand il a fallu les rembourser." Il y a aussi Internet, qui a pris le dessus après que le confinement a poussé les consommateurs à commander sans sortir de chez eux. Evelyne Cervini se veut malgré tout optimiste: "Si quelqu’un ferme, un commerce rouvre tout de suite. Peu de locaux sont vides à Menton, il y a même des gens qui cherchent et ne trouvent pas."
Pour accompagner au mieux les entrepreneurs, IMR mise, elle, sur l’événementiel. En 2024, 51 événements ont ainsi été organisés. Parmi lesquels des formations sur les statuts, le management, les sites Internet… Ou encore des "speeds meetings", afin de mettre en relation.
Vous rencontrez des difficultés avec votre entreprise? La Chambre de commerce et d’industrie de Nice peut vous aider.Archive E.O..
Au sein de la Chambre de commerce et d’industrie de Nice, les difficultés rencontrées par les entreprises ne sont pas prises à la légère. Une cellule dédiée a été mise en place pour les aider à trouver des solutions. Avec un maître mot : anticiper, plutôt que d’attendre la catastrophe. Autrefois dirigeant d’une entreprise - pendant plus de dix ans - Maxence de Lavenère est le conseiller chargé d’un tel accompagnement depuis juillet 2024.
"Lorsque des difficultés sont avérées, la filière commerce me remonte des informations. On fait alors un premier bilan pour trouver les problèmes. Puis on essaie de mettre en place des outils de gestion pour suivre la stratégie de l’entreprise", indique-t-il. Précisant que l’enjeu consiste à établir un plan pour infléchir la courbe. Suivi de trésorerie, aide pour établir un règlement intérieur, amélioration des conditions de travail, accompagnement sur les financements alternatifs, aide auprès des administrations fiscales et sociales… Les leviers sont nombreux. "Je peux aussi orienter vers Apesa: le dispositif de soutien psychologique aux entrepreneurs", indique le conseiller. Soucieux, d’une manière générale, de "donner les clés aux dirigeants pour trouver des solutions".
Cette aide se manifeste souvent au travers du programme "Mon projet d’entreprise - rebond" financé par la Région. "Cela permet un suivi pendant un an, avec au minimum un rendez-vous par mois. On parle souvent de l’isolement du dirigeant, c’est une réalité. Avoir la possibilité de discuter est donc important."
Un problème actuel de trésorerie
Le principal problème auquel le commerce est confronté à ce jour ? Il tient en un mot, d’après Maxence de Lavenère. Trésorerie. "Le remboursement du PGE n’est pas la seule raison. Il y a une grosse part liée à l’inflation. Les entreprises avaient des marges confortables, qui se sont dégradées. Et la crise économique n’a rien arrangé. En fin d’année, il en reste donc moins pour rembourser."
Le conseiller souligne qu’assez logiquement, les grands groupes s’en sortent mieux. Car ils ont des surfaces financières plus larges, et plus de souplesse pour faire varier les différents ratios. "S’ils baissent d’1% leur masse salariale, cela représente tout de suite plusieurs millions d’euros. Ce qui leur permet de retrouver de la trésorerie. Un petit commerce, si son chiffre d’affaires baisse de 10% sur le mois, c’est catastrophique. Car c’est souvent ce qui leur permettait de vivre. Le mythe du commerçant avec sa liasse de billets, c’est terminé. Il y en a un nombre incalculable qui survivent. Ils sont tout de suite impactés par une baisse de consommation."
L’époque pousse à toujours se réinventer. À sortir en permanence de nouveaux produits pour satisfaire les clients aux goûts changeants. "Le commerçant traditionnel en souffre", reconnaît le conseiller.
Soucieux de rappeler une chose: "Quand un entrepreneur est en difficulté, on peut faire bouger les choses, mais à condition qu’il nous sollicite en amont. Il ne faut pas attendre d’être dans le trou. L’indicateur, c’est vraiment la trésorerie."
C’est le nombre de commerces que Menton comptait en 2024 d’après l’enquête terrain réalisée par la CCI. Un chiffre dominé par l’alimentaire (111), suivi de l’équipement à la personne (56) et l’auto-moto (52). D’après ce même document, le commerce représente 1.524 emplois salariés privés dans la ville.