« On est dans le flou » : chez Esso, les salariés s’inquiètent d’un rachat opaque et demandent des garanties

Le 28 mai, le géant pétrolier américain annonçait entrer en négociations exclusives avec le groupe canadien North Atlantic pour la cession de ses activités dans l’Hexagone. Des négociations qui incluent le siège parisien d’Esso, filiale française d’ExxonMobil et la raffinerie de Port-Jérôme-Gravenchon, en Seine-Maritime, dernier outil de production du groupe sur le territoire, pour un total de 1 350 salariés.
Le pétrolier américain avait déjà marqué les esprits avec la vente de la raffinerie de Fos-sur-Mer en 2024, jugée trop peu rentable pour la multinationale, au groupe Rhône Énergies. « Cela fait plusieurs années que l’entreprise ferme des raffineries en Europe, on se doutait que l’objectif était de réduire la voilure en France », déplore Christophe Aubert, coordinateur CGT chez ExxonMobil.
Alors que la consultation sociale prévue avec les syndicats devrait prendre fin en septembre, la CGT se dit dans le « flou ». Si le rachat ne devrait pas menacer d’emplois, il soulève des inquiétudes quant à la solidité financière de l’acheteur canadien. « North Atlantic n’est pas un acteur majeur du pétrole, la raffinerie de Gravenchon deviendrait, de loin, leur plus gros site de production, analyse Christophe Aubert. La question est : seront-ils assez solides financièrement pour faire les investissements nécessaires, notamment en termes de transition écologique. »
Dans le secteur, ce rachat par un concurrent encore peu connu et absent du marché européen a surpris. « Tout le monde a été étonné. Surtout parce qu’Exxon a reçu plusieurs offres, confie Thierry Defresne, secrétaire CGT au comité d’entreprise européen de TotalEnergies. Avec ce genre d’acteurs, il y a toujours la question d’un rachat pour faire un profit rapide. La crainte, c’est le retour d’un scénario à la Pétroplus », continue le syndicaliste, en référence à la fermeture brutale, en 2013, de la raffinerie de Petit-Couronne en Seine-Maritime, rachetée par un fonds d’investissement incapable de lever les fonds nécessaires au fonctionnement du site ; 470 salariés avaient été licenciés.
North Atlantic tente donc de rassurer. « À ce stade, toutes les garanties ont été apportées pour le rachat. Le groupe est peu connu en France mais opère au Canada depuis plus de quarante ans avec une volonté de s’étendre et de racheter des actifs », tempère l’un de ses porte-parole en France, Hugues Boëton, auprès de l’Humanité.
Le pétrolier canadien insiste sur sa volonté de ne supprimer aucun emploi, mais aussi de voir plus grand. « La raffinerie de Gravenchon a des équipes de grande qualité avec une forte expertise. L’objectif est de conserver les effectifs et la direction actuelle et de faire grandir le projet par la suite, continue Hugues Boëton. Le groupe a pour objectif de s’étendre, notamment en Europe. La vente d’Esso en France a constitué une très bonne opportunité dans cette volonté de grandir. »
Pour la CGT, les paroles ne suffisent pas. Impliqué dans les consultations, le syndicat demande des garanties concrètes avant la cession et notamment le blocage de certaines réserves financières d’Esso pour assurer le paiement des retraites et le salaire des employés partis dans le cadre d’un premier plan social lancé en 2024.
Céline Brulin et Jean-Paul Lecoq, respectivement sénatrice et député communiste de Seine-Maritime, s’engagent de leur côté pour obtenir des garanties de l’État. « Exxon doit continuer à fournir du pétrole brut à la raffinerie et confirmer ses engagements du PSE. Et North Atlantic doit s’engager sur l’emploi et la trajectoire financière. L’État doit jouer un rôle de régulateur pour ne pas risquer que les deux entreprises se renvoient la balle », explique Céline Brulin. Alors que les élus devaient rencontrer Marc Ferracci, ministre de l’Industrie, le silence est encore de mise du côté du gouvernement.
L’autre point d’alerte concerne la dépollution des sites. Exploitant de la raffinerie de Port-Jérôme-Gravenchon depuis les années 1930, ExxonMobil pourrait s’en aller sans avoir à rendre compte de ses rejets pendant plus de quatre-vingt-dix ans. « Une entreprise qui a été présente pendant autant de temps ne peut pas laisser la dépollution à la charge de ses éventuels successeurs sans s’en préoccuper, prévient Céline Brulin. Surtout un groupe qui a la surface financière d’Exxon, qui a bénéficié des infrastructures de tout un territoire et d’aides publiques. »
Depuis plusieurs années, ExxonMobil s’éloigne des marchés européens pour se concentrer sur des marchés plus rémunérateurs. « ExxonMobil estime qu’il y a trop de contraintes en Europe et que le retour sur investissement n’est plus à la hauteur, reprend Christophe Aubert. Ils recentralisent leur activité principalement aux États-Unis, tout en maintenant leurs actifs en Asie. » Une stratégie qui passe mal chez les salariés quand on sait qu’ExxonMobil fait partie des entreprises les plus rentables au monde. En 2024, le géant américain atteignait plus de 33 milliards de dollars de bénéfices, soit plus du double de TotalEnergies (15,8 milliards de dollars).
La Seine-Maritime a déjà fait les frais de ce désengagement progressif. Et ce, il y a à peine plus d’un an. En avril 2024, le pétrolier américain annonçait la fermeture des activités chimiques du site de Port-Jérôme-Gravenchon. Résultat : plus de 600 employés sur le carreau. « Ça a été un séisme dans le secteur. Avec toutes les entreprises partenaires, sous-traitantes, ce sont plusieurs milliers d’emplois qui tournaient autour des activités chimiques d’Exxon », raconte Céline Brulin.
Aujourd’hui, les craintes autour de l’emploi n’ont pas été dissipées. « Dès qu’il y a eu la cessation de l’activité chimique, tout le monde a été très inquiet pour la pétrochimie, parce que tout ça est très lié », continue la sénatrice. L’inquiétude est d’autant plus grande que le département subit une vague de plans sociaux. L’usine Lubrizol à Rouen, une raffinerie de nickel à Sandouville, ou encore une usine de verrerie au Havre…
Toutes ont annoncé des coupes budgétaires et des licenciements. « Nous avons une situation qui contredit complètement le discours de réindustrialisation tenu par le gouvernement, s’inquiète Céline Brulin. Des activités historiques sont touchées. Leur disparition peut faire de gros dégâts. » Face à ces nombreuses zones de flou, politiques et syndicats espèrent pouvoir compter sur le repreneur pour assurer la continuité de la raffinerie de Port-Jérôme-sur-Seine.
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