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Anthony Turgis, cœur de coureur

Anthony Turgis, cœur de coureur

Il a eu ce mouvement de saisir la table entre le pouce et l’index. «Voilà, je touche du bois.» Pourtant, Anthony Turgis n’est pas particulièrement superstitieux. Contrairement à d’autres cyclistes du peloton professionnel, le Français n’a pas de rituels d’avant-course. Ni musique fétiche (il écoute de tout) ni signe de protection, encore moins de talisman. Il s’amuse même des faux-semblants : «Parfois tu as un coéquipier qui te dit : “Tu mets cette paire de lunettes-là, c’est que tu prépares quelque chose !” Tu leur fais signe de la tête [il mime, l’air mystérieux] : “Oui, oui, je prépare quelque chose.” Mais en fait pas du tout !» Le coureur de 31 ans, qui s’apprête à enfiler samedi le premier dossard de son huitième Tour de France, est un homme rationnel. Mais quand il s’agit de parler de son cœur, Anthony Turgis touche du bois.

Ses deux frères ont développé une dysplasie arythmogène du ventricule droit, une maladie cardiaque potentiellement cause de mort subite, alors qu’ils étaient également cyclistes professionnels. Ce fut d’abord le benjamin, Tanguy, dont le cœur s’est emballé en 2018, alors qu’il disputait une semi-classique en Belgique. «J’étais sur le lieu de la course, ça s’est déclenché vraiment fort, se souvient Anthony Turgis. Comme mes oncles l’ont aussi, mes parents ont vite su ce que ça pouvait être. C’est génétique.» Les examens ont fini par montrer la même chose pour Jimmy, l’aîné. Avec une conséquence similaire : fin de carrière sportive. «Ce qui est arrivé à mes frères, c’est dur.» Il marque une pause. «Bien plus dur qu’une course de vélo, parce que ce sont des choses que tu ressens mais que tu ne contrôles pas.»

On en sait quelque chose. Il y a quatre ans, notre cœur nous a aussi rattrapé, alors qu’on rentrait de Libé à vélo. Le métronome s’est emballé d’un coup, passant de l’andante au prestissimo avant qu’on tombe inconscient au sol. Transport à l’hôpital, malformation cardiaque héréditaire – une bicuspidie aortique, pour les cardiologues qui nous lisent –, opération, tout le tremblement. Pas rien, mais tout va mieux. Au bout d’une heure de conversation, on explique à Anthony Turgis que c’est aussi pour ça qu’on a voulu le rencontrer. Et pas simplement parce que c’est l’un des meilleurs coureurs de classiques français de sa génération. Il accueille l’information avec le sourire flegmatique de celui qui sait : ça peut arriver à tout le monde.

Anthony, lui, passe entre les gouttes, gardant tout de même un parapluie à portée de main. Tous les six mois, il se soumet à un test d’effort et une fois par an, on le harnache d’un holter pour vérifier que le palpitant reste réglo. «Comme je suis sportif de haut niveau, je suis contrôlé plus régulièrement que quelqu’un d’autre. Que vous par exemple. C’est rassurant. Pour l’instant j’ai tous les feux verts alors je profite jusqu’à ce qu’on me dise quelque chose.» Il dit tout ça avec calme. «Anthony, c’est le sang-froid, résume Jean-René Bernaudeau, le manager général de son équipe Total Energies. Sa victoire sur le Tour l’an dernier explique tout ce qu’il est.» Le 7 juillet 2024, Turgis est allé chercher son plus beau succès à Troyes, au terme d’une étape courue en partie sur des chemins de terre blanche, sachant retenir ses coups de pédale dans le final, ne pas suivre la moindre attaque pour mieux régler les épuisés au sprint. Il a couru avec la tête. Mais aussi «avec un frère dans chaque jambe», comme il l’a lâché après la ligne.

La une de l’Equipe du lendemain est encadrée dans le salon de sa grande maison des Yvelines, là où la ville s’efface pour la campagne, pas très loin de là où il a grandi. D’abord en proche banlieue, entre Bourg-la-Reine et Cachan, puis en Essonne, du côté de Linas. Sa mère, secrétaire, et son père, mécano de la RATP en retraite, y sont toujours. Anthony Turgis est surtout un enfant du cycle. Remonter son arbre généalogique, c’est raconter l’atavisme de tout un sport. Rémy, le paternel, dirige le Team Cycliste Linas-Montlhéry et est un infatigable organisateur de courses, connu de tout le milieu amateur. Il ne tient pas ça de nulle part : son propre père était cycliste tandis que sa mère dirigeait le Cyclo-Club d’Igny-Bièvres. Même topo du côté de la mère d’Anthony, Valérie. Elle est née Croquison, autre grande famille de cyclistes franciliens, et a enfilé le cuissard dans ses jeunes années. Comme ses frères. Et comme sa mère et son père avant eux. «La famille, c’est très important pour moi. Et vu ma famille, je ne pouvais pas échapper au vélo», résume Anthony Turgis. Du cœur, les maladies ne sont pas les seules héréditaires. Les passions aussi.

Anthony Turgis raconte les week-ends passés au cyclo-cross dans les sous-bois de la région, les repas du dimanche transformés en vastes séances de débriefing et, chaque mois de juillet, le Tour de France. «On avait tous un favori. Ma grand-mère était Lance Armstrong à fond, moi j’aimais bien Jan Ullrich, pour son côté challenger.» Les deux ont finalement été convaincus de dopage. Anthony Turgis, lui, est membre du Mouvement pour un cyclisme crédible, dont le nom résume l’ambition, et met en avant une «éthique» du travail. En tâchant de garder en tête une dimension plaisir. «Parfois je roule jusqu’à Chartres juste pour apercevoir la cathédrale au loin.» Dans ses sorties les moins intenses, il propose à sa femme de l’accompagner. Car, bien sûr, il est marié à une cycliste Blanche Legagneur-Turgis, elle-même issue d’une longue lignée. Sur une étagère, une photo en noir et blanc rappelle que le grand-père, Alphonse Legagneur, fut coéquipier de Jacques Anquetil sous les couleurs de la marque de cycles Helyett et des chicorées Leroux.

Anthony Turgis, lui, court pour une major pétro-gazière - en tout cas ce sont les énergies fossiles qui rapportent le plus d’argent à son sponsor. Il circonvolutionne : «Moi j’étais chez Direct Energie, ça a été racheté par Total… Bon, Total fait des choses bien, mais aussi des choses moins bien, comme toute grosse entreprise. Après, je suis là pour faire du sport.» On pousse la discussion : est-ce qu’il y a des équipes où il ne pourrait pas signer à cause de l’identité du sponsor ? «Oui. Je ne vais pas les citer, mais il y a des équipes qui sont liées à certaines choses, je ne pourrais pas y aller…» Le peloton professionnel abrite notamment des équipes aux noms du Bahreïn, des Emirats Arabes unis, d’Israël ou d’Astana, la capitale du Kazakhstan.

Côté finances, Turgis reste également discret mais admet être «bien payé», tout en estimant être «à [s]on prix». Il prévoit de déménager dans quelques mois. Pour Andorre ou Monaco, comme les cadors du peloton pro ? «Non, dans les environs de Rouen, là où il y a ma belle-famille. C’est un projet de vie. Et il y a aussi des bosses un peu plus marquées qu’en Ile-de-France…» Le vélo n’est jamais bien loin.

16 mai 1994 Naissance à Bourg-la-Reine (Hauts-de-Seine).

2018 Malaise cardiaque de son frère Tanguy durant une course.

2019 Dernière course professionnelle de son frère Jimmy.

2022 2e place à Milan-San Remo.

2024 Remporte la 9e étape du Tour de France.

Libération

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