« Je voulais un corps dans lequel je me sentais forte » : Tiffany Legrand, ancienne anorexique, retrace le chemin qui l'a menée au bodybuilding

Au Training Go de Castelnau-le-Lez (Hérault), les phrases sur les murs laissent peu de doute sur ce qu'on vient y chercher : « Ne limite pas tes défis, défie tes limites » ; « Toujours faire face » ; « Le seul moment où tu peux baisser les bras, c'est pour ramasser tes poids ». Short rétro noir, dos nu blanc, cheveux relevés et frange qui frisotte sous l'effort, Tiffany Legrand, cannellebreak pour les réseaux, enchaîne quelques poses pour la photo.
Sur le mur, un « Volonté » phosphorescent se détache sous la lumière noire. Ce mot, Tiffany le connaît bien. Elle a 27 ans, elle est bodybuildeuse. Il y a cinq ans, elle pesait 25 kg. De ses 13 à ses 23 ans, l'anorexie lui a dicté sa vie. Et puis, un jour de confinement, elle se lève de son lit et s'effondre. Sa mère, chez qui elle vit à Toulouse, appelle le SAMU.
En plein Covid, on lui répond élégamment qu'on a autre chose à faire que de s'occuper d'une anorexique de 20 ans. Sauf que l'anorexique de 20 ans en question est en train de mourir. Elle se souvient d'être « projetée dans un dessin d'enfant très coloré », elle se souvient de sa mère qui lui tient la main et qu'elle entend dire « comme du haut d'un puits : "S'il te plaît ma puce, n'abandonne pas." »

Avant de pratiquer le bodybuilding, la jeune femme a été anorexique durant dix ans, jusqu'à peser 25 kg au plus fort de sa maladie. (Sébastien Boué/L'Équipe)
Et là, l'impression d'être saisie par la nuque, « comme un chaton » qu'on soulève, qu'on déplace et qu'on repose brutalement. « Comme si on m'avait dit : "Maintenant, tu reviens dans ton corps et tu vas vivre." J'ai regardé ma maman et j'ai dit : "Je veux vivre. Je ne sais pas comment, je ne sais pas par où commencer, mais je veux vivre." »
Elle raconte, chez elle, à Montpellier. Un grand appartement avec trois ventilateurs qui essaient de faire oublier la canicule, des tomettes au sol, un chat qu'on appelle « ma biche », Iron, un staffie affectueux et Samuel Hartman, champion du monde poids lourds de bodybuilding avec qui Tiffany partage sa vie depuis 2022.
« On m'a déjà dit que j'étais encore malade, que j'avais juste remplacé mon trouble par un autre »
Ils rêvent des États-Unis. Los Angeles, le Gold's Gym, la Mecque de la Golden Era, l'âge d'or du bodybuilding, leur passion commune. « Là-bas, dans la rue, on te dit "Félicitations pour ton physique" alors qu'en France, on te balance que tu fais de la gonflette, se désespère Tiffany. Moi, on m'a déjà dit que j'étais encore malade, que j'avais juste remplacé mon trouble par un autre. » On lui avoue piteusement que ça nous a traversé l'esprit aussi. Elle est habituée, alors elle répète que le chemin a été long vers un bodybuilding sain, oui, mais qu'elle y est arrivée.
Le chemin, c'est celui d'un bébé né dans une famille traumatisée par le décès de son frère quatre ans auparavant, de la mort subite du nourrisson. Une grande soeur qui quitte tôt la maison, une mère qui fait ce qu'elle peut, un père qui meurt d'un cancer du foie quand elle a 6 ans. Une petite fille qui sent « la noirceur en elle », souffre de phobie scolaire et doit être déscolarisée à 14 ans.

Tiffany Legrand au côté de son compagnon Samuel Hartman, champion du monde poids lourds de bodybuilding en 2024. (Sébastien Boué/L'Équipe)
Une jeune fille dont le petit ami fait « ce qu'il n'aurait jamais dû faire ». Elle ne dit pas le mot, alors on ne l'écrit pas (en cas de besoin, le 3919 est un numéro anonyme et gratuit destiné aux femmes victimes de violences et à leur entourage). L'assiette de Tiffany devient l'endroit qu'elle peut contrôler. Ne plus prendre de pain à la cantine, ne plus se resservir à la maison.
Moins manger d'abord puis manger toujours plus. L'hyperphagie, les crises de boulimie, six, sept fois par jour, et puis vomir pour éliminer, pour exorciser aussi. « Ma maman m'a raconté que si elle cachait la bouffe, je pouvais la taper, la griffer, que je m'enfonçais une fourchette dans la gorge pour me faire vomir. »
« Quand je marchais dans la rue, très maigre, j'avais l'impression d'être supérieure à tout le monde »
La jeune femme que nous avons face à nous, trait précis d'eyeliner derrière des lunettes en acier, épaules larges qui s'épanouissent dans un top moulant à fines bretelles et cuisses qui remplissent un short en jean, revient de là. De ces années où la voix dans sa tête lui répète que manger, c'est pour les faibles.
« Quand je marchais dans la rue, très maigre, j'avais l'impression d'être supérieure à tout le monde. » Impression qui s'effondre quand, la décision de vivre prise, il faut trouver comment. Refroidie par la réponse du SAMU, elle veut gérer seule, passe des heures sur internet. Une petite bouchée après l'autre, avancer.

La jeune femme a débuté la compétition de bodybuilding il y a deux ans. (Sébastien Boué/L'Équipe)
Mais Tiffany a décidé de vivre, pas de grossir. Alors elle se met au sport pour éliminer les calories ingurgitées. Un repas/une heure de pompes, de gainage, d'abdos. « Je pouvais faire 60 000 pas dans une journée en allers-retours dans ma chambre, je n'avais pas de limite », se souvient-elle. Dans ses recherches, une chose revient pour aider les muscles : la protéine.
Elle cible celle qu'elle veut et va au magasin, à Toulouse. On est en février 2021, la vie de Tiffany Legrand va recommencer. En entrant dans la boutique, planquée sous des couches de vêtements, elle voit les propriétaires s'avancer vers elle. Deux golgoths. Quand, un peu hallucinés de voir un corps comme le sien dans leur magasin, ils lui demandent de s'asseoir cinq minutes, elle leur lâche tout.
« Je me sentais bien et c'était rare, j'avais coupé toute relation sociale. Et là, j'avais juste envie de rester dans cette pièce, de continuer à échanger avec eux alors que je n'en avais jamais parlé à personne. » Alors, avec une petite voix, elle glisse : « S'il vous plaît, aidez-moi. »
Ils s'appellent Mathieu et Frédéric et ils vont l'aider. Les deux amis se renseignent, lui élaborent un programme. « J'ai enlevé mon cerveau et je leur ai donné. Bon, les premières semaines, je leur mentais beaucoup, l'anorexie, c'est la maladie du mensonge. » Elle remplace le riz par du konjac, abuse du stepper.

Aujourd'hui, la Montpelliéraine « apprécie les prises de masse. J'aime bien voir que ça déborde un peu partout. » (Sébastien Boué/L'Équipe)
Ses coaches comprennent vite qu'elle les mène en bateau, la coince entre quatre yeux. Enfin, six. « Tu as dit que tu avais envie de vivre, mais tu fais quoi pour ? » Alors la fille de militaires se met à appliquer les ordres. Les résultats sont rapides. Son état d'esprit change.
Pendant qu'Iron nous lèche consciencieusement le bras, Tiffany analyse : « Il fallait que j'aie des muscles parce que la force mentale qui m'avait permis de me relever, je voulais la retranscrire sur mon physique. Je voulais un corps musclé dans lequel je me sentais forte. J'ai eu envie de prendre de la place. »
« Mon corps est le meilleur moyen d'exprimer une identité et de m'exposer au monde »
Elle s'inscrit dans une salle de sport. Mais des abonnés vont se plaindre : elle est trop maigre, la voir en brassières les dérange, les pauvres chatons. Retour à l'entraînement dans sa chambre où sa mère lui fait livrer une grosse machine de musculation. « Mais c'était là où j'avais vécu cet enfer, ça représentait ma bulle d'enfermement, j'ai eu vite besoin de retrouver une salle. »
De séances du haut en séances du bas, de shakers de protéines en Tupperwares de riz-poulet-brocolis, Tiffany se remplume, puis se muscle franchement. Elle s'essaie à la force athlétique mais elle a une nouvelle révélation : le bodybuilding. Sam l'avait prévenue : « Si tu viens me voir en compétition, tu auras envie d'en faire aussi. » Il avait raison. « Mon corps est le meilleur moyen d'exprimer une identité et de m'exposer au monde. Parce que j'ai tellement été peu exposée au monde que maintenant, je sais que c'est narcissique, mais j'ai besoin d'être regardée », explique Tiffany.

« Je pèse 68 kg. Demain, si je fais un peu plus de muscles, ce sera peut-être 75, ce n'est plus une donnée qui m'effraie ». (Sébastien Boué/L'Équipe)
Le bodybuilding prend vite toute la place. Quand elle en parle, elle s'emballe. « Je n'avais jamais ressenti cette animation pure et ce feu en moi que me procure le "body". On ne peut pas tricher, on porte notre travail sur nous. On expose notre résilience, notre détermination, notre discipline... Ce sont des valeurs qui vont au-delà du sport. »
Elle montre son avant-bras : « Regarde, j'en ai des frissons ! » Sa première compétition a lieu en octobre 2023. Bikini sur mesure tout en strass, bijoux brillants, talons hauts transparents, tain soigneusement appliqué, son numéro 101 accroché sur le côté du string, Tiffany Legrand monte sur scène.
On lui demande si ce n'était pas risqué. « Si. C'était le but. Défier l'anorexie. La question était : "Comment pourrais-tu être sûre de t'en être sortie ?" Ma peur, c'était de trop m'apprécier sèche. D'aimer voir mon poids baisser. Finalement, au contraire, je voyais fondre le peu de muscles que j'avais eu tellement de mal à faire et ça me frustrait ! »
On sait aussi que les post-compétitions peuvent être très problématiques. Sur son compte Insta cannellebreak, Tiffany, qui est désormais coach en TCA, les troubles du comportement alimentaire, reçoit de nombreux messages. « Ça peut être un vrai carnage. Quand on s'est privé pendant six mois et que, d'un coup, c'est porte ouverte à tout... Des athlètes me racontent les crises de boulimie, les 8 kg pris en quelques semaines. »

Aujourd'hui, Tiffany est coach en troubles du comportement alimentaire. (Sébastien Boué/L'Équipe)
Tiffany, rien. Même son rapport au poids a changé. « Je pèse 68 kg. Demain, si je fais un peu plus de muscles, ce sera peut-être 75, ce n'est plus une donnée qui m'effraie. J'apprécie les prises de masse. En ce moment, j'y suis et j'aime bien remplir mes pantalons, j'aime bien voir que ça déborde un peu partout ! »
Alors on lui demande si elle se considère comme guérie. « Je ne sais pas si on en guérit vraiment. Ce que j'appelle "le spectre" est toujours là, peu importe où je vais, il me suit. Mais j'ai érigé une bâtisse tellement solide que je ne crois pas qu'il pourra s'y faufiler. Je ne veux pas retomber là-dedans, j'aime tellement la femme que je deviens. Ma vie vient à peine de commencer, je ne veux plus me renfermer, souffrir comme j'ai souffert. Et puis, j'ai un devoir : transmettre et aider. »
Sur sa jambe, tatoués pendant ses pires années, un tigre et des fleurs de lycoris, la plante qui guide les âmes des défunts vers « la réincarnation ». Littéralement « réentrer dans la chair », en latin. Littéralement le chemin de vie de Tiffany.
L'Équipe