Rugby : La gueule de bois du bouclier

Il y a les rugbymen du Stade Toulousain, qui me connaissent vraiment bien et s’amusent à me coller un autocollant du club dédicacé (« C’est le nôtre ») derrière la plaque. C’est rigolo, ça gratte le dos. Et puis il y a les autres, les amateurs, qui me courent après toute l’année pour me faire vivre les pires atrocités. Entre eux et moi, c’est l’amour vache
Oh non ! Pas eux, pas encore… Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu du stade pour mériter ça ? Champions de France de Fédérale 1 en 2023, les Langonnais ne pouvaient pas être promus et aussitôt sacrés en Nationale 2. Et pourtant… J’ai beau être convivial, j’ai mal. « On met tellement de temps et de souffrance pour l’avoir que, neuf fois sur dix, les joueurs le cassent ou le perdent. » Et, deux fois sur deux, je termine dans la fontaine du centre-ville. Il est sympa, le président Benjamin Barbe, mais je fais autant de bulles que d’huile avec ce bain moussant. Et pendant ce temps, les joueurs improvisent le car wash du coin. Les automobilistes se marrent, normal. Personne n’imagine ce qui m’attend.
Ils m’ont littéralement démonté : tronc, rivets, bronze. J’ai fini à la déchetterie. Du bois des bennes
Et ce que j’ai déjà vécu : des mains au cul de tout un tas d’inconnus quand on me prend pas carrément pour un Photomaton. Je me force à sourire malgré les sévices. « C’est vrai qu’il a souffert dès le soir de la victoire. » Merci, Julien. Lui, c’est Graffouillère. Pilier de son état. Deux mois avant le titre, l’entraîneur l’a incité à décaler la date de son mariage. Et il l’a fait ! Le mec a préféré me toucher ce soir-là. Je m’en serais bien passé. Comme de ses copains. Ils m’ont littéralement démonté : tronc, rivets, bronze… Tout y est passé. J’ai fini à la déchetterie. Du bois des bennes.
Ma plaque circulaire a bien été sauvée. Tu parles d’une veine, je n’avais plus de charnières. J’en ai récupéré une pour le prix de deux : le 9 et le 10. Max Deguin et Christel Bertrand se sont improvisé mécanos. Ils ont proposé ma gueule d’enjoliveur cabossé à chaque voiture qui passait. Qui voudrait d’un malus à l’assurance ?

Adrien Vergnolle
Heureusement, il y a Titi. Le patron du Bouchon langonnais a pris soin de ses joueurs comme de ma carcasse. Faut dire que j’avais déjà le compte. Comme eux. « Chacun veut faire son exploit avec. Quand ils l’ont jeté dans la fontaine, le bouclier n’a pas aimé. » Et Bertrand a mis en doute ma carrure d’armoire à glace. « Ça reste une réplique, hein. Il n’a pas la même solidité que le vrai. Ça se ressent au premier apéritif. » Ça m’apprendra à servir de table d’apéro, tiens. Au moins, Titi m’a rendu hommage avec l’ouverture de sa prochaine affaire, un hôtel-restaurant. Son nom : Brennus.
Vu la saison du Stade Langonnais, je ne vais pas y trôner tout de suite. J’aurais pu, pourtant. Les joueurs m’ont refait une petite beauté. « On a deux-trois mecs qui bricolent », qu’ils disaient. C’est plutôt les amis d’amis et partenaires du club qui s’y sont collés. Bien obligé, sinon je n’aurais pas pu parader à la mairie. « Au bout de deux jours, il n’y avait plus de bouclier. » La faute à qui, Graffouillère ? « C’était emmerdant, tout le monde voulait le voir. » Les dirigeants ont un peu gueulé. Mais Benjamin Barbe n’a pas eu à dégainer le porte-monnaie. « On n’a pas été obligés d’en acheter un comme le BEC, qui l’avait carrément jeté dans la Garonne ! » C’est pas beau de balancer.
Le BEC dans l’eauPas grave, j’allais justement en parler. On va bientôt fêter les 30 ans de ma noyade. C’était en 1996. Le BEC bat Gan en finale du championnat de France des clubs de trois lettres. La rencontre Honneur a lieu à Bayonne, sur le pré de Saint-Léon, l’ancêtre de Jean-Dauger. Quelques semaines plus tôt, les étudiants bordelais remportent le trophée Côte d’Argent. Le groupe est en conflit larvé avec le président de l’institution. Son discours de félicitations est perturbé par les joueurs. Ils auraient pu régler le différend à la manière des rugbymen d’Oloron, champion de Fédérale 1 en 2000.
Le capitaine me soulève et, hop, il me laisse tomber sur le crâne du président du comité. En Béarn, le point de suture était involontaire. Eux ont une idée plus saugrenue : me balancer dans la Garonne. Levée de boucliers chez leurs dirigeants. « Vous ne pouvez pas faire ça ! » Les garnements insistent. Un pacte est passé sur ma pomme : « Si vous montez en Fédérale 3, OK. » Sauf que les types sont à peu près sûrs d’accéder au niveau supérieur. Nouveau deal. « Uniquement si vous êtes champions de France. » Je touche du bois.
Les dirigeants me mettent à l’abri, en lieu sûr. France 3 Aquitaine a été prévenu. Les joueurs se dirigent vers le pont de pierre. Ils veulent mettre leur plan à exécution
Le BEC aussi. La soirée bayonnaise bat son plein. L’eau de la Garonne est loin des feux de l’Adour. Ils vont m’oublier. T’as qu’à croire… Le lendemain, nus comme des vers pleins, les vainqueurs défilent dans les rues de Bordeaux. Les dirigeants me mettent à l’abri, en lieu sûr. Les joueurs veulent mettre leur plan à exécution. Ils se dirigent vers le pont de pierre. France 3 Aquitaine a été prévenu. Je suis foutu !

Adrien Vergnolle
Un club amateur, c’est souvent une famille. Parfois au premier sens du terme. Jean-Bernard Saint-Pic fait partie des dirigeants. Son fils Thomas découvre l’équipe première. Le coquin connaît les recoins. « J’ai cafté. » Et moi j’ai coulé Saint-Pic. En direct à la télévision. Le BEC dans l’eau. « On n’est pas fous, on a jeté le bouclier de Côte d’Argent, pas celui de champions de France. » Ça me fait une belle jambe de bois.
Les dirigeants paient une petite amende. Et un nouveau bouclier. La transmission ne manque pas de sel. Palmes et tubas remplacent shorts et crampons. Des hommes-grenouilles débarquent au comité. Et moi, pimpant, malgré quelques moules accrochées à mon tablier devant des responsables médusés.
De Capbreton-Hossegor à Emak Hor, les surfeurs… du dimancheMais qu’est-ce qu’ils ont tous avec l’eau, ces rugbymen épais comme des rochers ? Ceux de Capbreton-Hossegor ont au moins une excuse : ils troquent souvent le ballon pour la planche. Parfois, ils allient même leurs deux passions. Et qui trinque, je vous le donne en mille nautique ? Champions de France de première série en 2013, les Landais se lancent un défi insensé. « Un pigeon, c’est plus con qu’un dauphin, d’accord. Mais ça vole. » Les fans de Michel Audiard me plaquent sur un skateboard. Direction la plage.
« Ils ont voulu surfer sur le bouclier, comme Dupont ». J’ai bon dos. Antoine aussi. Un troisième ligne s’est élancé. « Toi, c’est plutôt Ducon. »
Pas si mal, cette sensation de glisse. On rentre maintenant ? Non. Ou plutôt, oui. Dans l’eau. Le cauchemar recommence. Cette fois, je m’en sors vivant malgré une houle de deux mètres. Faut dire que j’ai affaire à un surfeur expérimenté. Tracté par un Jet-Ski, il se lance à l’assaut des vagues. Le dos dans la wax, plaque vers le ciel et pieds dans la gueule, je dévale le mur d’eau sans accroc. « Si la connerie n’est pas remboursée par les assurances sociales, vous finirez sur la paille. » Moi, j’ai fini au sec sur le sable. C’est déjà ça.

Adrien Vergnolle
Et bien mieux qu’en juin 2023. Sur la Côte basque, le surf est roi. Problème, les villages d’Arcangues et Bassussarry ne sont pas en première ligne face à l’Océan. On y maîtrise plutôt bien le rugby, à l’image des huit titres empilés ces dernières années par Emak Hor. Pour le surf, il faudra repasser. Et pas sur mon tablier. Ce n’est plus possible depuis un après-midi à Anglet, plage des Corsaires. Tout heureux de fêter leur sacre de champions de France de Régionale 1, les amateurs ont tenté d’imiter leur idole.
« Ils ont voulu surfer sur le bouclier, comme Dupont. » J’ai bon dos. Antoine aussi. Un troisième ligne s’est élancé. « Toi, c’est plutôt Ducon. » J’ai bu la tasse. Encore. Appel à toutes les unités pour me retrouver, des MNS à la criée. Deux ans après, rien n’y fait, je sonde encore les fonds de l’Atlantique.
On aurait pu s’attendre à une volée de bois vert et rouge du staff basque. Le flegme a pris le dessus. La force de l’habitude. Après tout, deux ans, c’est à peu près ma durée de disparition après le titre de première série en 2018. Je suis réapparu un jour dans un buisson, en plein bourg d’Arcangues. L’alerte enlèvement a été levée. Le coupable, s’il y en a un, n’a jamais été retrouvé. Un a été identifié plus au nord, en Charente, à Barbezieux. Vingt ans après mon kidnapping, le capitaine est passé aux aveux. Je trônais dans ses toilettes.
Bidart, vous avez dit BidartPour moi aussi, la miction n’est pas impossible. Qu’est-ce qu’on est serré au fond de cette boîte ! Le Caveau n’est pas bien grand, mais c’est un passage obligé des noctambules biarrots. Ou des rugbymen en tournée.
J’ai servi de djembé toute la soirée, de skimboard par le passé, j’ai même été récupéré au fond du port des Pêcheurs de Biarritz par une précédente génération, après avoir résisté à des assauts de chevrotine
La mienne est passée par Saint-Martin-de-Seignanx, Bayonne et Bidart, où le XV du village a célébré sa victoire face à Soustons en finale Honneur Côte basque-Landes, ce 27 avril 2014. J’ai servi de djembé toute la soirée, de skimboard par le passé, j’ai même été récupéré au fond du port des Pêcheurs de Biarritz par une précédente génération du club, en 1991, après avoir résisté à des assauts de chevrotine.

Adrien Vergnolle
Finalement, je ne m’en sors pas si mal à prendre l’air à côté de la discothèque. Du moins, c’est ce que je pensais. Une heure passe. Je m’ennuie sévère. Deux heures. Je commence à me les geler. Quatre du mat’. Il pleut. Ah non. L’aviné remonte sa braguette. Bon, ils sont où, mes nouveaux propriétaires ? Bidart, vous avez dit Bidart.
Le lendemain, le président Jeff Bradburn appelle son capitaine, Jean-Louis Daramy. « Tout le monde a son dernier souvenir du bouclier, mais personne ne sait où il se trouve. » Heureusement, Jean-Claude Garnier est pour les Bidartars ce que Mère Teresa est aux pauvres : une bénédiction. L’ancien patron du Caveau me ramasse au petit matin, dans la ruelle longeant son établissement. « Il était un peu déglingué. » Merci, mais j’étais pas le seul.

Si je pouvais parler, je vous raconterais des histoires au coin du feu. D’ailleurs, c’est ce que je fais. Sauf que je ne suis pas au coin, à Chamalières. Champions d’Auvergne de deuxième série en 2016, les joueurs du Puy-de-Dôme ont voulu voir de quel bois je me chauffe. Leur barbecue provoque un tollé. Exit le bouclier arverne. « Le nom du club ne sera pas gravé sur la plaque des vainqueurs », fustige le comité. Et pas uniquement parce qu’elle a fondu.
Les réseaux sociaux s’enflamment. Chacun son tour. « Ah la la… Les amis, quelle nuit ! » s’enthousiasme un des joueurs amateurs de dédramatisation, cité par Le Rugbynistère. « Des chants à n’en plus finir, des embrassades, des déclarations d’amour plus ou moins intelligibles en fonction de l’heure, une bringue d’anthologie comme on aimerait en vivre plus souvent. »

Adrien Vergnolle
Et moi ? « Ah oui, le bouclier. Comme souvent lorsqu’on balade un bout de bois à 50 dans une ville pendant toute une nuit, le trophée n’avait pas fière allure au petit jour. On peut être maladroit quand on est fatigué. Nous savions déjà à ce moment-là qu’il nous faudrait le refaire à nos frais. Quitte à remplacer le bout de bois, on a décidé de lui offrir une « belle mort ». Jamais les saucisses n’ont eu meilleur goût !
Ce n’est pas très intelligent, sûrement très con, mais ça se voulait potache avant tout. Mes parents sont en larmes, ils pensent que j’ai enfin réussi ma vie : on a eu droit à un article dans Sport Auvergne, La Montagne, Rugbyrama, Le Rugbynistère et L’Équipe. » Tu peux ajouter « Raffut » et « Sud Ouest », maintenant.
Cet article a été initialement publié en mai 2025 dans « Raffut » n° 13, disponible en kiosque, via abonnement ou sur la boutique en ligne « Sud Ouest ».

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