Au Kenya, l’ultraviolence policière embrase la génération Z

Seize personnes au moins ont été tuées et plus de 400 blessées, dont 83 grièvement, [le 26 juin] lors des manifestations contre les violences policières qui ont secoué tout le Kenya, un an après l’attaque du Parlement par la jeunesse. [Déjà en juin 2024, des manifestants kényans avaient pris d’assaut le Parlement kenyan, à Nairobi. Ils dénonçaient alors de nouvelles taxes.] Voilà quelques semaines que le pays connaît une vague de violences policières, et au moins 20 personnes ont été tuées par la police rien que ce mois-ci.
Une semaine auparavant, la police avait abattu d’une balle dans la tête un marchand de rue désarmé, Boniface Kariuki, lors des troubles qui avaient suivi la mort en garde à vue, à Nairobi, d’un autre jeune homme, Albert Ojwang. [Ce blogueur a été retrouvé mort dans une cellule de commissariat le 8 juin. Il avait été arrêté pour “publication mensongère” sur les réseaux sociaux.] L’indignation provoquée par ces deux incidents avait contraint un directeur adjoint de la police à démissionner (même si l’État empêche des poursuites à son encontre) et débouché sur l’inculpation de plusieurs policiers. Cependant, justice n’est toujours pas faite pour la plupart des victimes, y compris les plus de 60 personnes tuées par la police pendant les manifestations de 2024.
La lutte contre les violences policières était l’un des grands axes de la campagne de William Ruto en 2022, mais depuis sa prise de fonctions il est retombé dans la vieille habitude de ses prédécesseurs : recourir à la force pour étouffer le mécontentement de la population. Ce problème, qui demeure malgré des décennies de tentatives de réformes, souligne à quel point il est difficile de transformer des institutions coloniales conçues pour renforcer la domination et les intérêts d’une minuscule élite. Il n’est pas seulement politique mais institutionnel.
Le service de la police nationale du Kenya est le descendant direct de la police coloniale, laquelle n’avait pas pour fonction de servir ou de protéger la population mais de la dominer et de l’exploiter. Depuis le début, la police est le bras armé d’un État violent et spoliateur.
Qualifiée par un rapport de 2009 d’“unité de contrôle des citoyens punitive”, son recrutement, sa formation et ses pratiques sont conçues pour déshumaniser ses membres, les séparer des citoyens qu’ils sont censés servir et assurer leur loyauté vis-à-vis de la classe dirigeante. Casernés dans de mauvaises conditions, mal payés, isolés, les policiers se comportent souvent plus comme une force d’occupation et un prolongement des mécanismes d’exploitation de l’élite que comme un service public.
Ils ne sont pas seulement les instruments de la politique. Ils participent à un vaste système d’extorsion.
Les barrages de police sont en quelque sorte des péages, et la plupart des arrestations – un Kényan sur cinq est placé en garde à vue tous les deux ans – n’ont pour but que d’extorquer de l’argent. Et c’est systémique, pas ponctuel. Dans Kenya. Looters and Grabbers. 54 Years of Corruption and Plunder by the Elite 1963-2017 [“Pilleurs et voleurs. 54 ans de corruption et de pillage de l’élite”, livre de Joe Khamsi, publié en 2018, non traduit], un colon raconte en 1907, un an seulement après la création de la police : “De temps en temps, j’entends un indigène dire qu’il a été interpellé par un policier indien. Quand je lui demande comment il s’en est sorti, il répond toujours : ‘Oh, je lui ai donné quelque chose.’”
La Constitution de 2010, qui constituait la première véritable tentative de renverser le système hérité du colonialisme depuis l’indépendance, en 1963, a tenté de délivrer la police des griffes de l’exécutif et de garantir son indépendance opérationnelle.
Ces réformes ont cependant porté peu de fruits, malgré des changements apportés à son organisation et la multiplication des formations aux droits de l’homme.
Si le système judiciaire exerce en partie son indépendance, nouvellement acquise depuis 2010 – invalidation de lois anticonstitutionnelles et même annulation d’une élection présidentielle dans laquelle le président sortant avait été déclaré vainqueur –, la police reste fermement attachée à l’exécutif. Aucun de ses directeurs n’a publiquement mis en cause une directive douteuse du président ni mis en avant une vision de l’ordre public centrée sur le citoyen. Déférence et complicité constituent le mode par défaut.
Il faut remarquer que le problème n’est pas seulement kényan. Partout dans le monde, les polices enracinées dans la violence coloniale se révèlent fermement résistantes à toute réforme. De la Sars [unité antivol] du Nigeria [les violences répétées de cette unité ont donné lieu dans le pays à un mouvement spontané de protestation, commencé en 2020 sur Twitter, #EndSars, avant de déboucher sur de vastes manifestations] à la police militarisée de l’Afrique du Sud, toutes les tentatives d’édifier une police démocratique et responsable ont échoué en raison de leur corruption profonde et structurelle.
L’Occident n’échappe pas non plus à l’effet boomerang du colonialisme : les États appliquent contre leur population les techniques répressives mises au point pour contrôler les territoires colonisés. On a pu le constater récemment dans la répression violente des manifestations contre le génocide [de Gaza] ainsi que dans les attaques permanentes infligées aux communautés immigrées aux États-Unis.
Tout cela soulève une question : la police est-elle vraiment capable de se réformer ? Pour parvenir au changement dont rêvent les Kényans, il faut repenser radicalement ce que signifie la sécurité publique, qui la définit et qui en bénéficie. Et c’est là que la jeunesse kényane peut changer les choses.
Malgré tout ce que l’État lui inflige depuis un an – il est passé des tentatives de séduction à la violence, aux enlèvements et aux meurtres –, elle fait preuve d’une capacité persistante à éduquer les citoyens et à manifester son engagement de façon nouvelle et efficace.
Cette génération avait été qualifiée d’apathique en 2022 en raison de son refus de s’engager dans le rituel des élections, qui ne servait depuis soixante ans qu’à légitimer une élite corrompue. Elle s’est révélée tout sauf apathique. Grâce aux outils numériques et à Internet, elle a créé un large mouvement débarrassé de l’obsession de ses aînées pour l’identité ethnique, organisé d’énormes séances de formation en ligne sur des sujets très divers – allant des droits constitutionnels aux complexités de la politique fiscale – et incité la population non seulement à exiger le changement mais aussi à croire en la possibilité de faire plier l’État à sa volonté.
On pourrait maintenant faire appel à ce pouvoir pour concevoir une façon de traiter la criminalité reposant sur la communauté et de viser la sécurité sans être otage des idéologies héritées.
Cette Gen Z qui ne se contente pas d’exiger des comptes pour la violence de l’État et qui demande une réévaluation de la Constitution et du fonctionnement des organes de police pourrait révolutionner ce que les Kényans croient possible. Il faudrait pour cela partir du principe que les systèmes hérités du colonialisme ne peuvent être réformés – ni poursuivis en justice – et doivent être purement et simplement supprimés et remplacés par des systèmes enracinés dans les communautés qu’ils sont censés servir.
Courrier International