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ENQUETE. Prix cassés, écologie et lobbying en France... Dans les coulisses de Shein, le géant de la mode jetable

ENQUETE. Prix cassés, écologie et lobbying en France... Dans les coulisses de Shein, le géant de la mode jetable

Pour tenter de contrer une proposition de loi qui souhaite encadrer les marques de la fast fashion, Shein a mis en place un intense lobbying. L’enseigne en ligne est allée jusqu'à débaucher l’ancien ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner.

7,99 euros la blouse ample à sequins, 2,25 euros la paire de boucle d'oreilles de style vintage, 3 euros le t-shirt manches courtes pour la plage… Bienvenue dans la plus grande boutique de mode en ligne au monde. Sur shein.com, vous avez chaque jour le choix entre plusieurs centaines de milliers d'articles. Il est loin le temps où Shein, initialement "She inside", créé en 2008 par des commerçants chinois, vendait des robes de mariées. En 2021, l'entreprise a transféré son siège à Singapour et compte aujourd'hui 90 millions de clients rien qu'aux Etats-Unis. La marque, qui pèse près de 60 milliards de dollars, espère faire son entrée prochainement à la Bourse de Londres.

L'enseigne en ligne compte aussi beaucoup d'adeptes en France, où un tiers des consommateurs ont déjà acheté sur son site. "Avec des prix moyens autour de 10 euros, Shein représente aujourd'hui 3% du marché français de la mode en valeur, explique Gildas Minvielle, directeur de l'Observatoire économique de l'Institut français de la mode. Elle est aussi l'entreprise qui vend le plus de vêtements sur le marché français. C'est une prise de parts de marché fulgurante", poursuit l'expert.

La force de cette marque est de renouveler sans cesse ses collections, en proposant plusieurs centaines voire plusieurs milliers de nouveaux articles chaque jour. "Il y a encore 20 ans, il y avait deux à quatre collections par an au sein des marques, même de fast fashion, raconte Pauline Debrabandère, responsable campagne et plaidoyers pour l'ONG écologiste Zero Waste France. Aujourd'hui, c'est une cinquantaine. Il y a une incitation à surconsommer, à aller voir quotidiennement les nouveaux produits. Les gens sont poussés aussi par des promotions permanentes, des ventes privées exceptionnelles tous les jours. Ce sont vraiment les caractéristiques de la fast fashion."

En 20 ans, en France, le prix moyen des vêtements a diminué de 30% et, dans le même temps, les quantités achetées ont été multipliées par deux. Les prix pratiqués par Shein sont si bas et les conditions de livraison par avion si rapides que les consommateurs vont acheter en masse. "Ils ne vont pas forcément renvoyer les vêtements s'ils se sont trompés de taille, ils vont parfois acheter plusieurs tailles et garder ceux qui ne vont pas et ne pas les porter, indique la députée Horizons Anne-Cécile Violland, qui s'est plongée dans le sujet. On sait que sur des sites de vente de seconde main, on a des produits Shein qui sont encore sous enveloppe, qui n'ont jamais été portés."

Un tiers des consommateurs en France ont déjà acheté sur le site de Shein. (JOAO LUIZ BULCAO / HANS LUCAS / AFP)
Un tiers des consommateurs en France ont déjà acheté sur le site de Shein. (JOAO LUIZ BULCAO / HANS LUCAS / AFP)

"J'ai des témoignages horribles de personnes chez qui il y a 1 000, 2 000, 3 000, 4 000 produits Shein qui ont été achetés, où leur seul plaisir est d'acheter ou de racheter des produits parce qu'il y a des promotions", se désole Yann Rivoallan, président de la Fédération française du prêt à porter féminin. Une frénésie d'achats en ligne qui se confirme à l'échelle de l'Union européenne. En 2024, 4,6 milliards de petits colis ont ainsi été importés dans l'UE. Ces colis, d'une valeur marchande de 22 euros en moyenne, provenaient à 91% de Chine.

Un nombre qui pourrait encore augmenter en raison de la hausse des droits de douane aux Etats-Unis. L'Union européenne, qui exonérait jusqu'ici de taxe douanière les colis de faible valeur, devrait, elle aussi, rétablir des droits de douane dans les prochains mois. De son côté, le gouvernement français a annoncé le 30 avril 2024 qu'il ferait payer des frais de gestion sur chaque petit colis afin de financer des contrôles de sécurité des paquets entrant sur le territoire.

Prise de parole du ministre de l'Économie Eric Lombard à l'aéroport CDG à Paris le 29 avril 2025 concernant la réglementation des plateformes de e-commerce. (VINCENT ISORE / IP3 PRESS / MAXPPP)
Prise de parole du ministre de l'Économie Eric Lombard à l'aéroport CDG à Paris le 29 avril 2025 concernant la réglementation des plateformes de e-commerce. (VINCENT ISORE / IP3 PRESS / MAXPPP)

Pour les détracteurs de la mode express, les vêtements à bas coûts de Shein sont une aberration écologique. Selon une étude menée par Les Amis de la Terre, l'entreprise émet près de 20 000 tonnes de CO2 chaque jour. Les vêtements sont essentiellement faits en polyester, issu du pétrole. Aujourd'hui, moins de 5% des vêtements Shein sont recyclables. La marque affirme qu'elle se fixe un objectif de 31% de vêtements recyclables pour 2030.

L'empreinte écologique n'est pas le seul point noir pour les opposants au leader de la fast fashion. Les conditions sociales dans les usines de ses fournisseurs posent également question. Même si la marque a déménagé son siège à Singapour, elle continue de produire exclusivement en Chine. Selon l'ONG Public Eye, les employés qui fabriquent des vêtements pour Shein travailleraient 75 heures par semaine, avec seulement une journée et demie de repos par mois. Certaines usines sont suspectées de pratiquer le travail forcé, notamment avec la minorité ouïghoure.

Sollicité, le porte-parole de Shein France assure que les 7 000 fournisseurs de la marque sont soumis à des contrôles scrupuleux. Il affirme par ailleurs que les employés des usines chinoises travaillant pour Shein gagnent en moyenne 4 784 yuans par mois [un peu moins de 600 euros, ndlr], soit "plus du double du salaire minimum dans les villes étudiées".

Mais les acteurs de la mode française dénoncent aussi une concurrence déloyale et vont jusqu'à accuser Shein de contrefaçon. "Il y a des procès avec de très nombreuses marques, explique Yann Rivoallan de la Fédération du prêt à porter féminin. J'ai à peu près toutes les semaines des copies d'écran qui me sont envoyées, avec chaque fois des copies conformes de vêtements. Non seulement le produit est copié mais la photo du produit aussi est copiée." De son côté, Shein répond que "[son] modèle économique ne repose pas sur la contrefaçon" et que l'entreprise prend le sujet très au sérieux lorsqu'il y a des signalements de la part de ses concurrents.

Boutique éphémère de Shein à Paris le 4 mai 2023. (CHRISTOPHE ARCHAMBAULT / AFP)
Boutique éphémère de Shein à Paris le 4 mai 2023. (CHRISTOPHE ARCHAMBAULT / AFP)

Pour lutter contre l'afflux de ces articles peu vertueux en matière environnementale, la députée Horizons Anne-Cécile Violland a rédigé une proposition de loi visant à encadrer les pratiques de l'industrie de la fast fashion. Elle a été votée à l'unanimité à l'Assemblée l'an dernier par les groupes politiques allant de La France insoumise au Rassemblement national. Cette proposition de loi vise à réduire l'impact environnemental de la mode express, et en premier lieu celui de Shein.

"On peut faire le parallèle avec le Nutriscore, explique la députée. Chaque produit va recevoir une note qui correspondra à une pénalité que l'entreprise devra payer. Ces entreprises n'étant pas des philanthropes, on imagine bien qu'elles vont le répercuter sur le prix de vente aux consommateurs. L'idée est d'envoyer un signal prix et de dire : peut-être qu'il va falloir réfléchir à notre manière de consommer", poursuit Anne-Cécile Violland. La proposition de loi adoptée par l'Assemblée prévoit aussi une interdiction de la publicité pour les marques qui, comme Shein, proposent plusieurs centaines de nouvelles références chaque jour.

Dans le viseur des parlementaires, Shein réplique en lançant le 28 avril 2025 une campagne de publicité XXL, dans la presse quotidienne régionale, dans les abribus et sur internet, en déclinant ce slogan : "Pourquoi la mode devrait être un luxe ?". Ses dirigeants martèlent que la marque, contrairement à H&M ou Zara, n'appartient pas au monde de la fast fashion. "Nous ne sommes pas une entreprise de mode rapide. Nous sommes une entreprise de mode à la demande", explique lors de chaque interview le patron de Shein, Donald Tang. Interrogé par la chaîne américaine CNBC lors du Forum mondial de Davos en janvier 2025, le PDG affirme que ce principe de production en fonction de la demande des clients "permet d'éliminer la plupart des invendus, des stocks inutiles et de répercuter ces économies sur les consommateurs en offrant un bon rapport qualité-prix".

L'homme d'affaires sino-américain et président exécutif de Shein, Donald Tang, pose lors d'une séance photo à Paris le 11 mars 2025. (JOEL SAGET / AFP)
L'homme d'affaires sino-américain et président exécutif de Shein, Donald Tang, pose lors d'une séance photo à Paris le 11 mars 2025. (JOEL SAGET / AFP)

Ce message, Donald Tang l'a également répété en France lors de sa visite en mars 2025. Selon les informations de la cellule investigation de Radio France, il a tenté d'obtenir des rendez-vous auprès de Bercy et du Medef, sans grand succès. Donald Tang a aussi rencontré les représentants français de la filière textile et de la mode. "Cette rencontre s'est faite par le biais de leur agence de cellule de crise "Plead", qui appartient au groupe Bolloré, raconte Pierre Talamon, le président de la Fédération nationale de l'habillement. Au même moment, on a découvert dans le Journal du Dimanche [propriété du groupe Bolloré, ndlr] une grande interview de Donald Tang pour défendre les mérites de Shein."

Pour redorer son image et tenter de contrer les mesures contraignantes qui pourraient être décidées par le pouvoir politique, Shein compte beaucoup sur le lobbying. La marque a renforcé ses équipes à Paris et à Bruxelles. Le montant alloué par Shein aux affaires publiques auprès de l'Union européenne est passé de 10 000 euros en 2022 à 300 000 euros en 2024. Shein a notamment recruté un ancien commissaire européen au budget, l'Allemand Günther Oettinger. Pour la France, Shein déclarait avoir dépensé entre 10 et 25 000 euros en 2023 puis 200 000 euros en 2024. "Shein a mis le paquet sur les affaires publiques, résume le fondateur d'Ecolobby, un lobby dédié à la transition énergétique, Jordan Allouche. Ils ont renforcé leur équipe en France en faisant appel notamment à deux lobbyistes passés par des cabinets ministériels."

En France, Shein a aussi débauché l'ancienne secrétaire d'Etat Nicole Guedj et un ancien haut représentant du Medef, Bernard Spitz, ex-président de la Fédération de l'assurance. Mais l'arrivée la plus commentée au sein de l'entreprise chinoise en 2024 est sans doute celle de Christophe Castaner, ancien ministre de l'Intérieur, proche d'Emmanuel Macron. "On peut s'interroger sur les conséquences de se payer ce super VRP de luxe, réagit le lobbyiste Jordan Allouche. En réalité, Shein s'offre là les compétences de Christophe Castaner, mais aussi ses réseaux, ses contacts et puis son capital relationnel. C'est ça qui fait la différence en général." Une nomination qui irrite les professionnels de l'industrie textile. "C'est quelque chose qui me heurte profondément parce que quand on est élu politique, on ne va pas conseiller une compagnie étrangère, peste Pierre Talamon, de la Fédération nationale de l'habillement. Il ne faut pas être sorti de HEC pour comprendre que quand on fabrique des vêtements à 5 ou 10 euros, c'est forcément dans des conditions qui ne sont pas normales." Interrogé*, Christophe Castaner répond qu'il a été embauché pour intégrer le comité Europe-Moyen Orient-Afrique de l'entreprise, afin de "favoriser l'investissement [du] groupe en France" et développer "de bonnes pratiques", et pas pour agir en tant que lobbyiste. Il n'a pas voulu dévoiler le montant de la rémunération de sa société de conseil, "protégé, selon lui, par le secret des affaires".

Ces recrutements interviennent en France alors que le Parlement entend légiférer sur la fast fashion. Selon nos informations, la quasi-totalité des députés et sénateurs des commissions aménagement du territoire et développement durable ont été sollicités par Shein pour des rendez-vous. "Les arguments avancés étaient très bien préparés et de nature à convaincre, mais sur la question de la production de déchets ou sur les microplastiques qui sont produits quand on lave nos vêtements synthétiques, sujets sur lesquels j'ai voulu les interroger, c'était beaucoup moins évident", raconte le député Modem Philippe Bolo qui a accepté de rencontrer les émissaires de Shein.

Mais au Sénat, le texte a été considérablement modifié. Lors des travaux en commission, de nombreux passage du texte de la députée Anne-Cécile Violland, ont été supprimés. C'est le cas du système de notation, sorte de "Nutriscore" pour les vêtements. Ou encore de l'interdiction de la publicité, une mesure que les sénateurs ont jugée non conforme à la loi. "Comment ils (Shein, ndlr) s'y sont pris ? Pourquoi il y a eu ce revirement et cette position de Sénat qui est moins-disante par rapport à celle de l'Assemblée ? Je ne sais pas, mais c'est dommageable pour l'objectif qu'on voulait atteindre", regrette le député Philippe Bolo. "Cette proposition de loi a été tellement amoindrie en commission au Sénat qu'aujourd'hui, elle est quasiment inapplicable", estime Pauline Debrabandère, de Zero Waste France.

"J'ai voulu rendre cette loi inattaquable", se défend Sylvie Valente-Le Hir, rapporteure Les Républicains du texte au Sénat, qui estime que certaines dispositions n'étaient pas conformes à la Constitution. La sénatrice a rencontré deux fois les équipes de Shein, dont le PDG Donald Tang, mais elle affirme que ces rendez-vous n'ont pas eu d'influence sur la rédaction du texte en commission. Le Sénat examinera le texte dans la semaine du 2 juin 2025, puis celui-ci reviendra à l'Assemblée où il pourra encore être amendé. Selon les informations de la Cellule investigation de Radio France, le gouvernement réfléchit à réintroduire dans le texte l'interdiction de la publicité pour les plateformes comme Shein, vue comme "un marqueur fort" de la lutte contre la mode jetable.

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