ENTRETIEN. Pétition contre la loi Duplomb : "En France, le pouvoir est extrêmement concentré et la participation citoyenne peu valorisée", selon Loïc Blondiaux

Ce professeur de science politique craint que l'absence de conséquences de la mobilisation contre ce texte alimente un sentiment grandissant de "déni de démocratie". Il plaide pour "institutionnaliser le recours aux conventions citoyennes avec la possibilité d'organiser un référendum".
Presque deux millions de signatures, et après ? Alors que la pétition contre la loi Duplomb a battu des records sur le site de l'Assemblée nationale, l'avenir de ce texte contesté sur l'agriculture reste encore flou. Car cette mobilisation exceptionnelle a pour seul effet, au regard de la Constitution, de rendre possible l'organisation d'un débat dans l'hémicycle, sans vote, dont on ignore encore s'il sera programmé à la rentrée.
Emmanuel Macron peut encore demander une nouvelle délibération au Parlement ou convoquer un référendum. Les parlementaires, eux, sont libres d'adopter un nouveau texte abrogeant la loi Duplomb. Mais ces issues semblent toutes politiquement improbables. Une impasse qui interroge sur la place de la démocratie directe dans les institutions de la Ve République. Franceinfo s'est entretenu avec Loïc Blondiaux, professeur de science politique à l'université Paris 1-Panthéon-Sorbonne et membre de la Commission nationale du débat public, spécialiste des questions de démocratie participative.
Franceinfo : comment percevez-vous l'émergence et le succès rapide de la pétition contre la loi Duplomb ?
Loïc Blondiaux : Ce n'est pas la première fois qu'une pétition prend de l'ampleur. Celle de "Notre Affaire à tous" avait atteint des chiffres à peu près comparables [2,3 millions de signatures]. Une pétition de l'association Bloom sur la pêche en haute mer avait également jailli de manière assez spectaculaire [300 000 signatures]. Pour autant, je ne m'y attendais pas. D'autant plus que le site des pétitions de l'Assemblée nationale n'est pas facile d'accès. Il faut avoir une identité sur France Connect [pour pouvoir voter].
"La rapidité de la collecte des signatures m'a surpris."
Loïc Blondiaux, professeur de science politiqueà franceinfo
Plusieurs raisons expliquent ce succès. Il me semble que la séquence télévisée de Fleur Breteau [fondatrice du collectif Cancer colère] interpellant les députés depuis les sièges du public à l'Assemblée nationale avait une dimension symbolique très importante. La deuxième raison qui a pu compter est le sentiment d'un déni de démocratie. Un peu à la manière des manifestations contre la réforme des retraites qui s'étaient décuplées à partir de l'utilisation du 49.3. Au-delà des arguments sur la santé et des prises de position du CNRS et de la Ligue contre le cancer, je pense que le sentiment que le Parlement est passé en force est quelque chose qui a choqué beaucoup de monde. Voilà le cocktail des raisons susceptibles d'expliquer le succès de cette pétition.
Quel impact peut avoir cette expression directe des citoyens sur l'avenir de cette loi ?
L'impact juridique sera très vraisemblablement faible. En septembre, la conférence des présidents de l'Assemblée nationale décidera ou non d'organiser un débat. Ce nouveau débat n'aboutira pas à l'abrogation de la loi. Il pourrait y avoir 5 millions de pétitionnaires, ça ne changerait strictement rien d'un point de vue juridique.
D'un point de vue politique, il me semble que les parlementaires, le président de la République et le Conseil constitutionnel devront prendre en compte cette pétition dans les choix qu'ils feront. Le Conseil constitutionnel se prononce en droit et il est, en général, assez imperméable aux pressions politiques. Mais quand même, c'est un des paramètres de sa décision. Le Président peut, de son côté, demander une nouvelle délibération du texte, selon l'article 10 de la Constitution. On verra s'il le fera. Enfin, je pense que les parlementaires réfléchiront à deux fois la prochaine fois qu'ils décideront, à travers une motion de rejet, de dévoyer un outil du parlementarisme rationalisé pour court-circuiter le débat à l'Assemblée.
Concernant les citoyens, on peut s'interroger sur leur réaction s'ils ne sont pas entendus, alors qu'ils se sont saisis de l'un des rares outils à leur disposition pour exprimer leur contestation. Un effet de frustration risque de se produire.
Comment expliquer cette réticence à la démocratie participative en France ?
Une culture politique s'est indéniablement mise en place sous la Ve République – au prétexte que le président est élu au suffrage universel – qui crée une forme de verticalité du pouvoir incompatible avec les compromis. La deuxième raison, plus fondamentale, est que la France est une démocratie représentative au sens fort du terme, dans laquelle la démocratie directe a peu de place. A la différence d'autres pays où le compromis, la discussion, la délibération sont absolument incontournables.
"En France, l'habitude a été prise de passer en force pour prendre un certain nombre de décisions et pour faire passer certaines lois."
Loïc Blondiaux, professeur de science politiqueà franceinfo
La France n'est pas singulière en tant que démocratie représentative, mais en tant que démocratie dans laquelle le pouvoir est extrêmement concentré et la participation citoyenne peu valorisée.
Comment cela pourrait-il changer ?
Pour que ce sentiment de déni de démocratie ne se reproduise pas, il va falloir institutionnaliser des formes de délibérations avec les citoyens. Une convention citoyenne sur le modèle agricole français pourrait faire avancer les choses et dépasser des oppositions très stériles. Du côté des défenseurs de la loi Duplomb, il y a eu une volonté forte de délégitimer les signataires. On est dans un état de polarisation. Même chose sur l'immigration et sur l'éducation. Je pense que si on institutionnalisait le recours aux conventions citoyennes avec la possibilité d'organiser un référendum ensuite, on réformerait de manière absolument décisive notre démocratie.
Francetvinfo