Vers la dépénalisation totale de l’avortement en Principauté de Monaco?

L’Instant politique était historique, si bien que les travées du Conseil national d’ordinaire quasi désertes étaient, ce jeudi soir, relativement garnies. Chaque prise de parole d’élu, à l’exception d’une seule, a été conclue par une salve d’applaudissements.
Il en fut de même au terme de l’adoption du texte examiné dans l’Hémicycle: la proposition de loi n°267 visant à dépénaliser totalement l’interruption volontaire de grossesse (IVG) et, ainsi, permettre aux praticiens de santé monégasques de pratiquer cet acte médical en Principauté sans crainte de poursuites pénales. "Une avancée significative pour le droit des femmes", s’enthousiasment les élus.
"Une hypocrisie"Si le texte est transformé en projet de loi par le gouvernement princier – il dispose de 6 mois pour prendre sa décision –, la Principauté ferait ainsi sauter l’ultime verrou législatif sur ce dossier sensible et clivant, qui plus est dans un pays où le catholicisme est religion d’État et où l’archevêque, Mgr Dominique-Marie David, avait réaffirmé la position défavorable de l’Église sur ce sujet.
Et mettrait fin à la situation actuelle que le président du Conseil national, Thomas Brezzo, considère comme "une ambiguïté, une injustice et, pour dire les choses, une véritable hypocrisie". "Nous ne pouvions plus continuer de tourner la tête pudiquement lorsqu’une jeune femme, dont on ignore la souffrance, traverse la rue pour avorter", estime-t-il.
Car, en effet, si la Principauté n’interdit plus aux femmes d’interrompre leur grossesse depuis 2019, les médecins monégasques encourent toujours une peine de 5 à 10 ans de prison en cas de pratique de l’avortement, hormis pour deux motifs médicaux impérieux ou si la grossesse résulte d’un viol (lire page suivante).
Ainsi, pour tout autre motif que ces trois cas, les femmes sont contraintes de le faire en France ou en Italie, sans remboursement possible de la part des organismes sociaux monégasques et donc avec un coût financier certain à assumer. "L’accès à une IVG sécurisée avec un suivi médical digne doit être possible pour toutes, si elles le souhaitent, dans leur pays. Les élus proposent, ce soir, d’avancer", a déclaré Béatrice Fresko-Rolfo, première signataire du texte.
Quelles mesures dans le texte?Alors, concrètement, quelles mesures prévoit la proposition de loi qui modifie l’article 248 du Code pénal monégasque?
L’IVG serait autorisée, à la demande de la femme enceinte et sans qu’elle ait à justifier d’un motif particulier, jusqu’à la douzième semaine de grossesse (soit 14 semaines d’aménorrhée). Un délai légal adopté par de nombreux pays européens, mais qui demeure en deçà des dispositions légales en vigueur en France et en Espagne (14 semaines, soit 16 semaines d’aménorrhée). "Passé ce délai, elle restera interdite et punissable au titre du délit d’avortement", rapporte Christine Pasquier-Ciulla, présidente de la commission des Droits de la Femme, de la Famille et de l’Égalité.
Par ailleurs, la réforme prévoit d’imposer un délai de réflexion de 3 jours entre la demande d’IVG et sa réalisation, et ce afin de garantir un choix éclairé. Mais aussi d’étendre le délai d’avortement de 12 à 16 semaines en cas de grossesse résultant d’un acte criminel (viol), soit 18 semaines d’aménorrhée. Le texte prévoit également d’abaisser l’exigence du consentement parental pour les mineures de 18 à 15 ans, âge de la majorité sexuelle en Principauté et critère légal pour évaluer la capacité à consentir et, de fait, éviter des pressions familiales.
Enfin, est acté le principe de prise en charge financière de l’acte médical par les organismes sociaux monégasques.
"Climat d’écoute mutuelle" avec le diocèseLa réflexion, menée dès mars 2024 par la Commission, a depuis été nourrie par une étude de droit comparée pour appréhender les solutions retenues par d’autres juridictions européennes, par une consultation des Monégasques (dont 80% des interrogés se sont montrés en faveur d’une évolution législative sur l’IVG) et, bien sûr, par diverses consultations d’entités monégasques.
Le texte a d’ailleurs reçu un large soutien des gynécologues-obstétriciens de la Principauté, qu’ils officient au CHPG ou en ville, mais aussi de diverses associations se battant pour les droits des femmes, à l’instar de l’Union des Femmes Monégasques et de l’association She Can He Can.
Dans son rapport, Christine Pasquier-Ciulla assure que "les échanges avec le diocèse ont été riches et se sont déroulés dans un climat d’écoute mutuelle".
"Bien que respectant la position de l’Église, j’affirme néanmoins que la religion ne peut pas être utilisée comme un frein à la liberté de la femme sur son propre corps", estime Béatrice Fresko-Rolfo qui, dans l’exposé des motifs, avait pointé du doigt le retard en la matière de la Principauté par rapport à ses voisins européens, y compris dans des pays où la religion d’État est inscrite dans la Constitution (Angleterre, Grèce) ou dans les nations où la tradition religieuse est profondément ancrée (Luxembourg, Irlande).
"En ultime recours"Tous les élus estiment néanmoins que la pratique de l’IVG doit intervenir en "ultime recours". Plusieurs ont poussé pour la création d’une structure d’accueil dédiée à l’information et au soutien des femmes et des jeunes sur les questions de sexualité et de contraception. "Ce lieu neutre et bienveillant n’existe tout simplement pas dans notre pays", regrette Mikaël Palmaro.
"Seule une bonne information permettra de réduire le nombre de grossesses non désirées", ajoute Béatrice Fresko-Rolfo, avant d’inviter ses collègues à voter pour, "non pas par militantisme mais par humanité, par respect des libertés individuelles et par souci de justice sociale".
Tous lèveront la main, à l’exception de Brigitte Boccone-Pagès, élue de la minorité, et Régis Bergonzi, de la majorité. Seul ce dernier a argumenté sa position "contre", ce qui lui a valu le silence du public.
Il fallait assurément du courage politique pour défendre et argumenter une position "à contre-courant" de ses pairs de la majorité. Régis Bergonzi est le seul élu de l’Union à avoir voté contre la proposition de loi n°267 visant à dépénaliser totalement l’interruption volontaire de grossesse.
"Ce n’est pas par opposition de principe, ni par refus d’évolution mais parce qu’en conscience, je doute (...) Il ne s’agit pas d’un prétexte ou d’une échappatoire. Il s’agit d’un questionnement profond, face à une interrogation éthique. Je peux passer pour un imbécile ce soir mais, personnellement, en conscience et pour mes convictions personnelles que je ne cherche à imposer à personne, je ne me vois pas faire cesser, par ma décision, un cœur de battre de la sorte, a-t-il défendu. À la question de quand commence la vie humaine, je n’ai pas trouvé de réponse claire. Et tant que ce doute subsiste, je ne me sens pas légitime à participer à un acte législatif lourd de sens." Il estime aussi que la singularité de Monaco, à savoir la place qu’occupe l’Église, "mérite d’être respectée non par immobilisme mais par prudence". Il s’interroge, enfin, sur la capacité à garantir l’anonymat et la confidentialité des femmes ayant recours à l’IVG sur un territoire aussi restreint.
Brigitte Boccone-Pagès, élue de la minorité depuis janvier, a aussi émis un vote "contre", sans toutefois le motiver. C’est pourtant sous sa présidence que le sujet de l’IVG a été initié. Sollicitée sur cette contradiction, elle évoque une réunion demandée par Jean-Louis Grinda et Christine Pasquier-Ciulla, le 11 mai 2023, pour parler de ce dossier mais assure n’avoir donné "aucune instruction pour débuter une quelconque étude ou entamer toute autre démarche avec le personnel du Conseil national".
"J’ai rejeté en bloc ce sujet et leur ai dit que ce n’était pas du tout le moment d’ajouter une division supplémentaire au problème qui nous occupait à cette époque-là." À savoir le risque d’un placement de Monaco sur liste grise.
Nice Matin