Les mystères de la grande histoire médiévale de la Tapisserie de Bayeux
Lors de sa récente visite au Royaume-Uni, le président français Emmanuel Macron est apparu aux côtés du Premier ministre britannique Keir Starmer dans le hall central du British Museum pour annoncer qu'un textile médiéval exceptionnel, la Tapisserie de Bayeux, y serait temporairement exposé à partir de septembre 2026 grâce au généreux prêt de l'État français d'une pièce qui n'avait jamais quitté son territoire depuis ses premières traces. La valeur symbolique et mémorielle d'un objet presque millénaire a été évoquée dans des discours faisant appel à l'héritage commun de la France et de l'Angleterre, ainsi qu'au débarquement de Normandie, à quelques kilomètres de Bayeux, qui a sauvé la tapisserie des nazis.
Son emprunt a suscité la réticence de ceux qui y voient une glorification d'une conquête agressive, seule invasion durable de l'île, qui a marqué un changement irréversible de son identité et imposé la langue de la nouvelle classe dirigeante, l'anglo-normand, au vieil anglais. À cela s'ajoute la controverse sur l'état de conservation d'un tissu extrêmement fragile et inestimable.
Nombre de ces textiles somptueux et ornementaux, dont la plupart ornaient les murs d'églises et de palais, n'ont pas été conservés. Il existe des traces écrites, mais comme souvent au Moyen Âge, elles ne correspondent guère aux documents matériels conservés. La longue vie sociale et itinérante de ces objets a cependant laissé des traces disséminées dans les musées et institutions du monde entier. Une trentaine de textiles du haut Moyen Âge ont été conservés, fabriqués en Grande-Bretagne et en Irlande, probablement commandés ou tissés par des femmes de la noblesse anglo-saxonne. Certains faisaient référence à des événements marquants et à leurs acteurs. Le Liber Eliensis, écrit au XIIe siècle, confirme l'existence d'une tapisserie commandée par la veuve d'un noble tué à la bataille de Maldon en 991 pour commémorer ses exploits contre les Vikings. Les femmes participaient à la production de ces tapisseries et étaient celles qui les brodaient, « car la femme qui brode fait encore plus de profits que les reines », selon une décision de justice irlandaise relative à la valeur d'une aiguille donnée en garantie dans un procès.

La Tapisserie de Bayeux est un exemple singulier du pouvoir de la commémoration au Moyen Âge, de la conjonction de l'importance d'un moment précis, du désir d'en perpétuer la mémoire et d'une part de hasard qui, en de rares occasions, permet de fixer un événement fondateur. Sur une toile de lin de près de 70 mètres de long, 50 centimètres de haut et pesant 350 kilos, brodée de fils de laine de différentes couleurs et épaisseurs, se déploie le récit visuel le plus impressionnant de l' arrivée traumatisante de la dynastie normande en Angleterre . Elle représente la vision des vainqueurs, celle de Guillaume le Conquérant – fils naturel du duc Robert de Normandie – et de son triomphe à la bataille rangée d'Hastings en octobre 1066.
Il s'agit du plus splendide et du plus grand textile du Moyen Âge. L'originalité de sa structure narrative a suscité de nombreux écrits. Les spéculations sur sa provenance – d'un côté ou de l'autre de la Manche –, sur sa commande – fut-elle l'archevêque Eudes de Bayeux, demi-frère de Guillaume, pour être accrochée dans la cathédrale après sa consécration en 1077 ? Était-ce la reine Mathilde qui, selon la légende, l'aurait brodé en attendant les nouvelles de la bataille ? – et la création d'un objet délicat nécessitant une expertise technique hors de portée de tous, suscitent encore des débats parmi les spécialistes.
En réalité, il n'existe aucune trace de la tapisserie avant l'inventaire du trésor de la cathédrale de Bayeux datant de 1476, soit plus de 400 ans après Hastings. À supposer que ce soit l'abbé Baudri de Bourgeuil qui y ait fait référence dans un poème composé en 1130 en l'honneur de la comtesse Adèle de Blois, l'une des filles de Guillaume le Conquérant, dont il a décrit les appartements. Le plafond était décoré d'étoiles, de planètes et de signes du zodiaque, et les murs étaient ornés de quatre tapisseries. Deux d'entre elles représentaient des passages bibliques ; une autre, des scènes de la mythologie grecque ; la quatrième, la victoire de son père à Hastings.

C'est cette victoire, l'invasion normande de l'Angleterre et l'établissement durable d'une dynastie continentale, qui est représentée dans la Tapisserie de Bayeux. L'histoire commence lorsque le vieux roi anglo-saxon Édouard le Confesseur, à la fin de sa vie et sans descendance, envoie l'un de ses nobles, Harold, en France pour offrir la couronne d'Angleterre à Guillaume de Normandie. Malgré le serment d'allégeance à Guillaume – clé de la légitimité de la nouvelle dynastie et absent des chroniques anglaises contemporaines –, Harold est couronné roi d'Angleterre à la mort d'Édouard en janvier 1066. Guillaume passe plusieurs mois à préparer une importante armée, à constituer une flotte, à négocier avec les nobles normands, à organiser des banquets, et finalement à débarquer sur l'île avec ses troupes, achevant le roi Harold – dont l'œil est transpercé par une flèche – à Hastings.
Comme dans un roman graphique, certaines inscriptions expliquent les images brodées. La préparation de l'armée normande constitue un document technique sans équivalent. L'équipement des troupes constitue la meilleure illustration contemporaine de l'armure portée par les élites anglaises et normandes ; l'armée normande est représentée par des chevaliers portant casques, boucliers et lances ; l'armée anglaise est dominée par l'infanterie.
Cette histoire était racontée en 58 scènes réparties sur une immense broderie — la section finale, sans doute le couronnement de Guillaume dans l'abbaye de Westminster, a été perdue — à travers laquelle défilent 626 personnages, dont seulement trois femmes, plus de 500 animaux et bêtes, ainsi que 202 chevaux et mules, 55 chiens, 37 bâtiments, plus de 40 bateaux, 93 pénis — 89 équins et quatre humains , tous éliminés dans la pudibonde réplique victorienne de la fin du XIXe siècle — et la comète de Halley ( isti mirant stella , dit l'inscription, tandis que ceux qui regardent l'étoile la pointent du doigt), que l'on pouvait voir dans le ciel anglais au printemps 1066, et qui apparaît ici dans l'une de ses plus anciennes représentations connues.
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