«La Zone» de Justinien Tribillon : la traversée des ceintures de Paris

Qu’est-ce que la Zone ? «Marge frontalière, espace intermédiaire qui sépare les limites extérieures de Paris des limites intérieures de la banlieue, engendrant une démarcation brutale entre le “dedans” et le “dehors”, “nous” et “eux”, Paris et l’Autre», écrit Justinien Tribillon, chercheur en urbanisme et enseignant aux Arts déco. C’est autour de la Zone que s’est cristallisée l’opposition de la capitale et de sa banlieue, entre la ville lumière et ses pourtours fondus dans la grisaille. Son existence a suscité des décennies de projets urbanistiques, sources de clivage. C’est passionnant de voir comment le politique qui crée un espace détermine ensuite des usages et des représentations, pour le meilleur et pour le pire.
Au début étaient Thiers et sa volonté de protéger Paris avec des fortifications de 400mètres de large sur 34 kilomètres de long. Entre les années 1840 et les années 1920, la capitale était entourée par un rempart, qui se révélera bien inutile en 1870, et qui sera presque entièrement rasé par le régime de Vichy. La protection laissera la place à la circulation, le boulevard périphérique sera inauguré en 1973. Auteur d’une thèse sur le périph, Justinien Tribillon a choisi de raconter cette histoire en autant d’anneaux qu’il y a d’approches. La première, la ceinture noire, correspond à un imaginaire familier, celui de la marge et de ses «zonards» que le sociologue Jérôme Beauchez a décrit dans les Sauvages de la civilisation (éditions Amsterdam, 2022), un monde peuplé de chiffonniers, d’ouvriers et d’artistes (les Puces perpétuent aujourd’hui ces marges), et immortalisé par Eugène Atget. C’étaient les populations rejetées et «nettoyées» par la ville, chassées par Haussmann, par l’hygiénisation et le racisme, et qui avaient trouvé sur cette bande de terre un refuge.
Le chercheur en urbanisme voit aussi d’autres thématiques dominantes définissant la Zone : la «ceinture verte» ou projets d’arborisation et d’espaces verts qui «ont surtout servi de dispositif de ségrégation urbaine, séparant Paris de ses périphéries et excluant ses populations subalternes : banlieusards, immigrés, ouvriers, Roms, Juifs, etc.». Faire du boulevard périphérique «une nouvelle ceinture verte» est aussi une ambition affichée en 2022 par Anne Hidalgo. La «ceinture rose» désigne celle des logements sociaux, et «la ceinture rouge», celle des municipalités communistes autour de Paris (elles étaient 126 dans les années 70), «deux cordons prolétariens encerclant un Paris bourgeois». Et il y a aussi la ceinture d’asphalte du périphérique et la ceinture de béton des cités. Chaque ceinture rend plus profond l’antagonisme. La Zone, une histoire alternative de Paris montre ainsi comment le centre a repoussé à la périphérie «l’Autre», dans une stratégie d’exclusion et de contrôle.
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