Il y a 30 ans, à Toulon: la ville plombée par l’idéologie et les finances

Mathieu Dalaine Publié le 19/06/2025 à 21:40, mis à jour le 19/06/2025 à 21:40
"La première mesure prise par la municipalité Front national fut de supprimer les places de parking pour les élus devant la mairie et de les remplacer par des pots de fleurs", se souvient l’ancien journaliste de Var-matin Jean-Pierre Bonicco. Une décision symbolique, comme le sera celle, plus tard, de doubler les effectifs de la police municipale ou de créer une brigade d’agents à cheval au Mourillon.
Pour le reste, les Toulonnais attendront longtemps les changements promis. Jean-Marie Le Chevallier est vite surnommé "docteur ès nid-de-poule" par ses adversaires, qui moquent son inaction. Pire: l’édile avait juré de rendre les impôts "plus légers"? Ceux-ci seront augmentés dès le premier budget voté. (1)
Coup de rabot pour les assosHors la loi, la "préférence nationale" ne restera qu’un affichage de son programme électoral. Si l’élu se fait remarquer, finalement, c’est surtout pour ses dérapages à la sauce FN – "Quand on voit les photos parues dans Var-matin, on se demande si on est à Toulon ou en Algérie", rit-il au sujet du quartier de Sainte-Musse. Il enchaîne également les prises de position idéologiques, pour le moins clivantes, dans le domaine de la culture ou du monde associatif.
Les aides aux structures de lutte contre l’exclusion sont rabotées. Le relais socioculturel Peiresc ou le centre communal d’action sociale voient leur budget amputé. Tremplin, qui défend l’insertion par le travail, doit déposer le bilan. Et tandis que la Société des amis des chats se voit créditée de 40.000 francs, le Secours populaire en obtient cinq fois moins. Les associations d’anciens combattants ou de pieds-noirs sont bien mieux loties.
Quant à la redynamisation prévue de l’économie locale, elle reste au point mort. La capitale du Var est mise sous l’éteignoir. Toulon n’a plus de relais à la tête de l’État, qui rêve de voir l’autoproclamé "laboratoire du FN" se planter. Pareil pour les autres collectivités locales, adversaires politiques, qui ferment le robinet d’argent public.
"On n’a pas inauguré grand-chose", concède aujourd’hui Didier Gestat de Garambé, ancien adjoint au maire. "Mais après Trucy, la ville était au bord de la faillite et on s’est surtout attelé à la redresser." Daté de 2005, un rapport de la chambre régionale des comptes sur la période admet "une réduction de l’endettement" pendant le mandat de Jean-Marie Le Chevallier, qui sera accentuée par la suite avec l’arrivée d’Hubert Falco aux manettes.
Les marges de manœuvre financières réduites, les projets se font rares, même si l’édile affiche ses "douze travaux d’Hercule" en 4x3. "Le bâtiment en bas du cours Louis-Blanc, le groupe scolaire Saint-Louis, la porte des Oliviers, la médiathèque du Pont-du-Las ou le musée des Arts asiatiques ont été réalisés pendant cette mandature", tient à rappeler Amaury Navarranne, actuel élu du Rassemblement national. "Et le Palais Liberté, certes inauguré par Hubert Falco, avait été lancé sous Le Chevallier." L’opération tramway, "réanimée par le FN", aurait dû connaître le même sort, regrette encore Didier Gestat de Garambé, qui portait le dossier.
"Facholand" dans les livresSi l’action de la mairie ne bouleverse pas le quotidien des Toulonnais, la période n’en est pas moins difficile à vivre pour eux. "Quand tu prenais un taxi à Paris, il fallait éviter de dire d’où tu venais", résume l’homme d’affaires Mourad Boudjellal. "Toulon, c’était Facholand". Avec cette étiquette poisseuse, les moindres faits et gestes de la municipalité frontiste seront épiés et, bien souvent, dénoncés.
"Si Jean-Marie Le Chevallier avait un ongle incarné, Le Monde me commandait deux feuillets", image le journaliste José Lenzini, qui évoque une "période bénie" pour sa corporation. Les écrivains en herbe, avec une dizaine de livres consacrés à la capitale du Var, ne manquent pas non plus d’inspiration. Quitte à exagérer? C’est l’avis du maire, qui se moque de ses contempteurs: "Vous avez vu, il y a toujours de l’eau dans le port!" L’homme de gauche Gérard Estragon estime, lui, que la municipalité Front national n’avait pas volé cette exposition médiatique. "C’était une équipe de bras cassés, avec un discours poujadiste. Ils étaient nuls, c’est tout…"
Dominique Michel soupire. L’ancien adjoint au maire FN, passé au Mouvement national républicain (MNR) de Bruno Mégret en 1999, a vécu de près les divisions de la majorité municipale qui ont perturbé la fin du mandat de Jean-Marie Le Chevallier. "Les mégrétistes étaient devenus des traîtres pour les lepénistes. Avec du recul, je me dis qu’on aurait pu faire autrement. Nous étions loin de l’image qu’on aurait aimé donner de nous"
À l’époque, le maire lui-même finira par quitter le Front national, lassé de prendre ses ordres à Saint-Cloud, et de "jouer au mikado avec des bâtons de dynamite" (1). Accusé de népotisme par une partie de ses troupes, sa femme Cendrine cristallisant les rancœurs, Jean-Marie Le Chevallier voit sa majorité éclater en cinq groupes: les loyalistes, les frontistes convaincus, les mégrétistes, la "droite républicaine" et les indépendants. Dès lors, les conseils municipaux, où le retrait de délégations est le nouveau sport à la mode, deviennent particulièrement houleux.
Salan fait l’unanimité"Une seule décision leur aura permis de retrouver la belle harmonie d’antan: celle de donner, le 21 décembre 2000, à un carrefour de la haute ville le nom du général Salan (qui fut chef de l’OAS, Ndlr)" écrit José Lenzini dans le quotidien Le Monde. Et en avril 2000, "c’est au prix de petits renoncements et de contorsions douloureuses que le maire a réussi à faire passer in extremis le budget, accusant un déséquilibre de 13 millions de francs (1,98 million d’euros)".
C’est le moment que choisit Jean-Marie Le Chevallier pour se lancer dans la campagne des municipales de 2001, à la tête du groupe "Toulonnais d’abord". Mais ce dernier n’est guère optimiste, il confie au quotidien du soir: "Le FN fonctionne comme une secte. Dès qu’on en est sorti, ceux qui y restent vous tirent dessus." De fait, le scrutin sera une claque pour l’extrême droite, divisée comme jamais. La liste de l’ancien préfet Jean-Charles Marchiani, proche des idées lepénistes, récupère 14 % des voix. L’ex-premier magistrat est crédité de 7,8 %, tandis que seuls 5,5% des Toulonnais votent à nouveau Front national (Jean-Louis Bouguereau) et 2% donnent leur bulletin à Dominique Michel. Les quarante et un élus de 1995 quittent définitivement l’hôtel de ville.
1. Dans Le Front national aux affaires, de Michel Samson, chez Calmann-Lévy (1997).
Var-Matin