Les espoirs déçus du néoréactionnaire Curtis Yarvin, l’inspirateur du Doge d’Elon Musk

Chantre des “lumières obscures”, appelant de ses vœux le remplacement de la démocratie américaine par une dictature, Curtis Yarvin se montre très critique des résultats obtenus par le “département de l’efficacité gouvernementale” qu’a piloté Elon Musk jusqu’à l’annonce de son départ le 28 mai. L’influent blogueur et ingénieur informaticien de la Silicon Valley en avait pourtant posé le cadre théorique, souligne le “Washington Post”.
Avant de devenir “la” mission d’Elon Musk, démolir la fonction publique fédérale était le rêve de Curtis Yarvin.
Ingénieur informaticien et blogueur de la Silicon Valley appelant de ses vœux le remplacement de la démocratie américaine par une dictature, Curtis Yarvin a passé plusieurs années à ourdir un plan d’attaque contre ce qu’il appelle la “cathédrale” constituée par le pouvoir et la connivence des élites. Bien avant l’avènement du Doge [“département de l’efficacité gouvernementale”], Yarvin avait imaginé son propre acronyme pour désigner le dégraissage de la bureaucratie : Rage, pour “Retire All Government Employees” [“renvoyer tous les fonctionnaires”].
Bien qu’il affirme n’avoir jamais rencontré Elon Musk, Curtis Yarvin n’en exerce pas moins une influence notable sur le grand projet de sabrage de coûts du Doge. “Il y a une connivence entre les médias, les universités et le gouvernement fédéral, affirme ainsi un conseiller du Doge. Ces gens-là ont fait main basse sur l’État, dont ils se servent à leurs fins pour étendre leur pouvoir. Et ça nous fait très peur. Il faut réduire l’emprise de la ‘cathédrale’.”
Ce n’est pas tous les jours qu’un néomonarchiste influe sur l’élaboration de politiques fédérales disruptives via la plateforme Substack. Mais Curtis Yarvin, 51 ans, ne crie pas victoire pour autant. Il a même la dent étonnamment dure contre le Doge, qu’il compare à un orchestre de chimpanzés s’escrimant à jouer du Wagner. À ses yeux, l’attitude du Doge à l’égard des fonctionnaires fédéraux évoque celle des hommes qui roulent des mécaniques pour cacher leur manque de confiance en eux et font fuir leurs partenaires sexuels potentiels. “Dans ce que le Doge renvoie de pire, il y a ce côté ‘incel’ [célibataire involontaire] furibard contre la fille qui refuse de coucher avec lui, souligne Yarvin. Ce n’est pas un gage de puissance.”
Ce cocktail d’analogies empruntées à divers registres est caractéristique de Yarvin, dont les billets – qui décortiquent la politique américaine en distillant des références à Shakespeare et à Staline comme aux Aventures de Buckaroo Banzaï à travers la 8e dimension [film de science-fiction de 1984] – sont désormais une lecture obligée pour l’extrême droite sur Internet. Parmi ses lecteurs les plus en vue figurent le vice-président J. D. Vance et deux investisseurs pro-Trump de la Silicon Valley, Marc Andreessen et Peter Thiel.
Même dans une culture politique accoutumée aux extrêmes, Curtis Yarvin navigue à la marge. L’homme a ainsi pu écrire que l’ancienne figure de la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud Nelson Mandela était un terroriste comparable au tueur de masse norvégien Anders Breivik, qualifier le président Roosevelt d’autocrate plus efficace qu’Hitler, et plaider en faveur du remplacement de l’ordre mondial par des milliers de “minipays souverains et indépendants, chacun gouverné par sa propre société anonyme qui ne tiendrait pas compte des opinions de ses habitants”.
Malgré son rôle informel d’éminence grise du Doge et de certains ténors du gouvernement, Yarvin affirme aujourd’hui que Musk et Trump se mettent à dos bêtement les experts gouvernementaux dont ils devraient au contraire rechercher les faveurs. La déception de Yarvin devant le bilan du Doge a quelque chose de surréaliste, un peu comme si Marx avait vécu assez longtemps pour accuser les bolcheviques d’avoir lu Le Capital de travers. C’est aussi une leçon sur les dangers qu’il y a à traduire en politiques concrètes le discours numérique souvent tiré par les cheveux qui a façonné l’extrême droite américaine.
Historien du conservatisme, Joshua Tait juge surprenant mais pas illogique que Curtis Yarvin affiche des sentiments mêlés quant à la transposition de ses idées dans la pratique. Malgré le portrait lugubre qu’il brosse de la démocratie, Yarvin a toujours eu une vision étonnamment optimiste de ce que l’État fédéral pouvait accomplir. “Je me demande si ce n’est pas ce côté utopiste qui le met justement en porte-à-faux avec le leitmotiv du Doge qui est de ‘moucher les progressistes’”, observe l’historien. Reste que l’ambivalence de Yarvin, “manque parfois de cohérence sur le plan intellectuel”.
À l’heure où le Doge met la dernière main à sa mission – laissant derrière lui une fonction publique mutilée mais toujours rétive et des économies loin des 2 000 milliards de dollars [1 700 milliards d’euros] annoncés –, Yarvin porte au moins une part de responsabilité dans ce bilan. Joshua Tait assène :
“Je pense que c’est lui qui est derrière le Doge. Il a passé un temps fou à créer le cadre pe
Courrier International